La crêperie de chez Papy

Patrick Vinson, dit Papy, et Zara

— Allo, bonjour, ici la crêperie d’chez Papy.
— Salut, Papy, t’as une table pour moi d’ici un quart d’heure ?

J’ai un pot dingue. Je bosse pour une boîte qui me paie TOUS mes repas de midi. Alors, parfois, j’avoue, j’en profite pour aller me taper un tagine ou un couscous à la crêperie de chez mon pote Papy. Oui, oui, je comprends, c’est pas clair, mais je vous explique. En fait la crêperie, ça doit être une couverture. Peu de gens en prennent, des crêpes, chez Papy, ou alors au dessert, et les enfants. Au départ, quand il a lancé son restau, perdu dans une petite bourgade à l’écart de la cité portuaire d’Honfleur, sa spécialité de départ, à Papy, c’était la fondue savoyarde (toujours au menu). Papy est d’origine savoyarde. Les crêpes, ça devait probablement être pour compléter. Tout le monde sait faire des crêpes. Mais alors, me direz-vous, le couscous, le tajine ?

Il y a quelques années, mon pote Papy s’est entiché d’une ravissante marocaine, Zara, belle comme le jour et troublante comme la nuit. Alors tout naturellement, le tajine et le couscous de Zara sont venus s’ajouter aux crêpes et à la fondue initiale. Un tagine et un couscous incroyables ! Qui n’ont rien à voir avec ce qu’on nous sert d’habitude dans les couscous de quartiers. Faits à partir de légumes du potager de Papy et de Zara. Avec des viandes halal mijotées au petits oignons. Et surtout un zeste de cette formidable huile d’argane que l’on ne trouve que dans la région marocaine d’Essaouira d’où est originaire Zara. Et que celle-ci rapporte dans des bouteilles plastiques de fortune quand elle retourne dans son pays.

Papy a dans la soixantaine, les traits du visage détendus, le ventre débonnaire, la démarche nonchalante. Comme tout sexagénaire qui se respecte après une vie bien remplie. Sur les murs, des photos avec des gens, des tas de gens aux sourires angéliques qui vous regardent manger. Il y a quelques semaines, attablé une nouvelle fois dans cette petite salle si conviviale que la première envie qui vous prend est de vous y rouler en boule, j’avais été interloqué quand Papy me servit derechef, sans même me demander mon avis, une spécialité que je ne lui connaissais pas : un curry d’agneau.

— J’en fais à chaque fois que mon ex’ vient me rendre visite.

À l’autre bout de la petite salle où domine la chaleur du bois (les tables, le banc, les lambris, un vieux buffet peint…), j’avisais une femme en sari d’une fulgurante beauté, le teint bistre signifiant son origine avec évidence. L’ex en question. La classe à l’état pur. Le curry était délicieux. Zara et la femme indienne conversaient à voix basses.

Le sloop Maica

— Ben dis donc, t’es rudement trempé !
— Penses-tu, Papy, à part ce foutu mauvais temps, tout va bien !
— Le mauvais temps, on s’en fout, non ?
— Couscous ?
— OK, Zara. N’empêche qu’avec ce fichu vent, cette pluie tenace, je viens de m’acheter un petit bateau et je suis condamné à rester à quai.
— Un bateau ???

Les yeux de Papy s’éclairèrent soudain.

— Oh, juste une barquette à moteur. Pour la pêche et la ballade.
— Ah, à moteur…

Je vis que son air déçu présageait une explication. Elle ne tarda pas.

— Moi aussi, j’ai eu un bateau autrefois. À voile. Avec des potes, on s’était offert le plus beau d’entre tous, un sloop Maica conçu par les architectes anglais Illingworth et Primerose. Pour le financer on prenait des passagers payants. Mais les clients devenaient tout de suite nos potes, alors c’était difficile de les faire payer à la fin.

Sloop Maica

Papy alla chercher dans l’arrière-boutique un vieil album-photos qu’il me tendit.

— C’est avec lui, avec ce bateau, que j’ai débarqué dans cette région à la fin des années soixante-dix. Putain que ce port était beau ! J’y suis resté. J’avais besoin de fric. J’ai trouvé un job chez un ébéniste du coin. Je décapais des meubles et je faisais de la peinture sur bois, comme ce vieux buffet, là. Et puis j’ai rencontré N…, ma première femme, celle d’avant l’Indienne. Elle n’aimait pas dormir sur le bateau. C’est étroit, un bateau. Ça bouge et ça craque la nuit. Alors on l’a vendu et puis voilà. Hé hé hé !

Je feuilletais l’album. Le Maica et sa grâce de gazelle, le port de notre petite cité, avant, les anciens copains, Papy… Papy avec les cheveux longs, beau comme un dieu, Papy avec sa guitare, hilare, le rire éclatant, des airs de Brian Jones (l’archange déchu des Rolling Stones), mais en plus dégingandé. Il y avait aussi des photos d’enfants, de bébés. (« Celle-là avec le cul nu, maintenant, elle travaille avec Lagersfeld ! Bon, chacun son destin. »)

Et puis, en noir et blanc jauni ou en couleurs passées, une jeune femme irradiante, N…, la mère des enfants, des bébés, la première femme de Papy, avant l’Indienne et Zara.

Zara m’apporta mon couscous à l’huile d’argane. Je refermais l’album-photos. Derrière son comptoir, l’air un peu ailleurs, Papy souriait. Zara rayonnait.

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