Robert Fisk : deux holocaustes qu’Israël et la Pologne ont du mal à reconnaître

Si la Pologne a décidé de dénoncer toute accusation à l’encontre de ses citoyens d’avoir participé à l’extermination des Juifs, Israël continue de son côté d’ignorer le génocide arménien.

Les Israéliens se sont énervés contre le gouvernement polonais ces derniers jours. Je ne les blâme pas. En fait – et je ne parle pas du gouvernement raciste et extrémiste d’occupation militaire de Benjamin Netanyahou – le peuple israélien et les Juifs du monde entier ont raison de s’indigner du dernier déni de l’Holocauste en Pologne.

La décision polonaise de criminaliser toute accusation de complicité polonaise dans l’Holocauste, en adoptant une loi qui empêche effectivement tout Polonais de reconnaître que les Polonais eux-mêmes ont aidé au génocide de six millions de Juifs européens, est inique. Son but n’est pas de révéler la vérité, mais de l’enterrer. Cela fait assurément partie du déni de l’Holocauste juif.

Mais – pour donner un avant-goût de ce dont traite cette chronique – je vais avancer un mot : Arménie. Et révéler désormais l’une des coïncidences les plus remarquables de l’histoire récemment publiée. Sont mis en en scène : des télégrammes centenaires – jusqu’alors considérés comme des contrefaçons, mais en réalité réels – ordonnant l’extermination massive de plus d’un million de Chrétiens, un historien turc vraiment courageux, et un déni total de l’Holocauste arménien par une nation qui devrait reconnaître son existence. Mais commençons par la Pologne.

Donc, venons en aux faits. En 1939, les Juifs représentaient 10% de la population polonaise. Les gouvernements polonais avant la guerre ont pris des mesures antisémites pour exclure les Juifs des postes importants de l’État. Quand les Allemands envahirent le pays, ils considérèrent les Polonais comme des « untermenschen » slaves, mais comprirent trop bien l’antisémitisme latent qui souillait l’État nationaliste chrétien de Pologne.

La Pologne perdit deux millions de citoyens non-juifs face aux nazis. Les Juifs polonais furent pratiquement anéantis. Beaucoup de Polonais cachèrent des Juifs aux Nazis et se battirent à leurs côtés contre la Wehrmacht et les SS.

Mais les Allemands utilisèrent les forces de police polonaises pour garder les ghettos juifs, dernier point de transit avant que les Juifs soient envoyés par dizaines de milliers dans des camps d’extermination sur sol polonais. Non, ce n’étaient pas des « camps de la mort polonais » – les Polonais et les Israéliens sont d’accord là-dessus – mais ce sont des collaborateurs polonais (la « Police Bleue ») qui imposèrent des couvre-feux aux Juifs et aidèrent à la liquidation des ghettos.

Il existe des preuves claires et irréfutables que certains Polonais (peut-être un peu plus nombreux que ne l’indique ce « certains ») firent du chantage aux Juifs en échange de la dissimulation de leurs cachettes. Dans les villes de l’est de la Pologne, les Polonais participèrent dans quelques cas au meurtre de leurs voisins juifs. Le massacre de Jedwabne vient à l’esprit. Mais ce sont les Polonais qui furent les premiers à révéler les faits de l’Holocauste juif aux Alliés, et au moins il y eut au moins un groupe de résistance polonais qui sauva des milliers de vies juives en produisant des faux papiers et en trouvant des voies d’évasion pour les Juifs.

Le livre accusateur de l’historien turc Taner Akcam sur le génocide arménien

Comme dans la plupart des pays européens occupés par les Allemands, la moralité – ou l’immoralité – était colorée de gris. Pensez à Vichy et au « maquis » français. Pensez au fascisme italien et à la résistance communiste italienne.

En 2015, l’Ukraine adopta des lois qui forcèrent ses citoyens à honorer les nationalistes ayant brièvement collaboré avec les nazis et participé aux massacres de masse des Juifs. Pas de tumulte en Occident, bien sûr, puisque nous soutenons actuellement la petite Ukraine courageuse contre la bête russe qui a englouti la Crimée et Sébastopol.

Mais venons-en maintenant à l’incroyable calendrier de la législation polonaise. Car même si cette loi malhonnête passait justement devant le parlement de Varsovie il y a quelques jours, le plus courageux des historiens turcs, Taner Akcam, publiait un livre court mais révélateur (Killing Orders, éditions Palgrave Macmillan) qui prouve, enfin, de manière concluante, que Talat Pacha, un des dirigeants des Jeunes Turcs et l’un des trois pachas qui gouvernèrent l’Empire ottoman pendant la Première Guerre mondiale, donna bien les ordres pour détruire toute la population chrétienne arménienne en 1915.

Pas des contrefaçons comme les apologistes de la Turquie et les historiens du déni aimeraient le faire croire au monde. Pas concoctées par des contrefacteurs arméniens, ou une fiction créée par un fonctionnaire ottoman inexistant, comme ces malheureux voudraient nous le faire penser. Mais aussi solides et terribles que les documents nazis prouvant la responsabilité de l’Allemagne dans l’Holocauste juif – et que les preuves démontrant que les Polonais se sont parfois joints au massacre.

Les preuves factuelles de l’Holocauste arménien – « Shoah » (holocauste) est le mot même que de nombreux Israéliens utilisent pour le génocide arménien – sont bien connues, mais doivent être répétées, même brièvement. En 1915 et dans les années qui suivirent, les Turcs ottomans entreprirent délibérément de liquider un million et demi de leurs citoyens chrétiens arméniens, les envoyant marcher vers la mort dans le désert, massacrant les hommes, violant les femmes, tuant les enfants à coups de baïonnettes ou les faisant mourir de faim avec leurs mères et d’autres membres de leur famille dans ce qui est maintenant le nord de la Syrie.

Les Kurdes, désolé de le dire, participèrent à cette barbarie. Taner Akcam a écrit abondamment et avec une immense autorité sur cette période épouvantable de l’histoire turque – que le gouvernement turc, à ce jour, nie honteusement – au point de se voir stigmatisé par des centaines d’extrémistes turcs de droite qui essayèrent même de le faire figurer sur une liste «terroriste» américaine (il enseigne à l’Université Clark aux États-Unis).

Un double langage machiavélique

Le nouveau livre d’Akcam contient une sombre et obsédante – presque effrayante – géographie, car la plupart des massacres de 1915 dont il parle se déroulèrent dans ou à proximité des villes qui portent aujourd’hui leur propre message terrible de massacre et d’horreur : Mossoul, Raqqa, Deir ez-Zoor et, oui, Alep.

C’était à l’hôtel Baron d’Alep – toujours debout aujourd’hui, les descendants du propriétaire d’alors, Mazlouiyan, n’occupant plus que le rez-de-chaussée – que les télégrammes originaux de Talat Pacha, ainsi que d’autres messages de liquidation mémorisés par un fonctionnaire ottoman, Naïm Bey, ont été remis à un survivant arménien de l’Holocauste appelé Aram Andonian. Il paya en espèces pour les documents. Nous ne savons pas combien.

Jusqu’à présent, les historiens turcs et leurs partisans en Occident considéraient ces documents essentiels comme faux. Ils prétendaient que Naim Bey n’existait pas, qu’Andonian était un faussaire, que le code dans lequel les télégrammes de Talat étaient rédigés ne correspondait pas au système de chiffrement ottoman de l’époque. Ils ignorèrent la masse de preuves présentées dans les procès qui se tinrent à Istanbul après guère, mais furent vite réprimés, leurs archives disparaissant par la suite. Et ils brandissaient des télégrammes – assez vraisemblables mais délibérément trompeurs – qui « prouvaient » que Talat avait les meilleurs intentions du monde pour les Arméniens qu’il déportait.

La révélation de la vérité par Akcam relève à la fois d’une histoire policière et d’une forte dose d’horreur brutale et inconcevable. Il donne la preuve que le chiffrement des télégrammes de Talat était réel, que Naïm Bey existait bien. Un document ottoman sur une enquête de corruption – dans lequel on apprend que des responsables turcs acceptèrent des pots de vin d’Arméniens en échange de leur vie – l’identifie comme « Naim Effendi, fils de Huseyin Nuri, 26 ans, de Silifke, ancien fonctionnaire de la distribution pour Meskene, alors responsable des dépôts municipaux de stockage du grain ». Et plus puissamment qu’aucun autre historien, Akcam prouve – avec des documents provenant des archives d’un prêtre arménien mort – que les autorités ottomanes envoyèrent deux séries de télégrammes sur les Arméniens. La première série montrait que le gouvernement insistait pour que des vivres et des tentes soient fournis aux déportés arméniens et que leurs biens confisqués leur soient rendus. L’autre série intimant qu’on les liquida secrètement, de préférence à l’écart des caméras des diplomates américains indiscrets (l’Amérique resta neutre jusqu’en 1917) et des officiers allemands alliés à l’armée turque.

Les nazis firent eux aussi croire à leurs victimes juives qu’elles allaient être « déplacées » à l’est plutôt que gazés. Ils essayèrent également d’effacer les traces des chambres à gaz de Treblinka avant l’arrivée de l’Armée rouge. Mais les « doubles » instructions envoyées par Talat Pacha et ses génocidaires de 1915 démontrent que le leurre de la réinstallation humanitaire fut conçu avant même le début du génocide organisé. Certains des jeunes officiers allemands qui assistèrent aux massacres de 1915 se présentèrent 26 ans plus tard en Union soviétique pour supervisant le massacre des Juifs.

Et voici un très court extrait (publié avec l’accord de l’historien turc Akcam) du témoignage d’un Arménien de la destruction de son peuple, qui pourrait – si les identités et les lieux avaient été transposés en Ukraine ou en Biélorussie – avoir été écrit pendant la Seconde Guerre mondiale : « Afin d’éliminer les derniers déportés arméniens… qui avaient réussi à survivre entre Alep et Deyr-i Zor [sic]… Hakki Bey… expulsa tous les déportés le long de l’Euphrate, depuis Alep… Près de 300 jeunes hommes et garçons… survivant dans le camp Hamam ont été envoyés au sud par convoi spécial… Des rapports sérieux à leur sujet confirment qu’ils ont été tués à Rakka [sic]… Par ailleurs, nous avons appris en termes incontestables que dans la région de Samiye, 300 enfants ont été jetés dans une grotte, arrosés d’essence et brûlés vifs. »

À chacun son holocauste (indépendamment de celui des autres !)

Et c’est là qu’est la vraie hypocrisie de cette histoire. Le gouvernement israélien, tellement indigné par le négationnisme juif de l’Holocauste en Pologne, refuse de reconnaître l’Holocauste arménien. Shimon Peres lui-même déclara que « nous rejetons les tentatives visant à créer une similitude entre l’Holocauste [juif] et les allégations arméniennes. Rien de semblable à l’Holocauste ne s’est produit. Ce que les Arméniens ont traversé est une tragédie, mais pas un génocide. »

Les Américains, devrais-je ajouter – Trump inclus, bien sûr – ont été tout aussi pathétiques dans leur incapacité à reconnaître la vérité arménienne. Mais curieusement, pas la Pologne.

Il y a 13 ans, le parlement polonais adopta un projet de loi qui faisait spécifiquement référence au « génocide arménien ». Le président du parlement polonais, Wlodzimierz Cimoszewicz, déclara à l’époque que le génocide arménien avait bel et bien eu lieu, que cette responsabilité revenait aux Turcs et que les documents turcs – mais pas encore ceux qu’Akcam vient de révéler – « le confirment ».

Donc là, vous comprenez. La Pologne punit quiconque parle de la participation de la Pologne à l’Holocauste juif, mais accepte l’Holocauste arménien. Israël insiste sur le fait que tous doivent reconnaître l’Holocauste juif – et la culpabilité périphérique de la Pologne – mais ne reconnaît pas l’Holocauste arménien.

Heureusement, des érudits israéliens comme Israël Charny le font. Heureusement encore, des Turcs comme Taner Akcam approuvent. Mais combien de fois les morts devront-ils mourir pour que les nations acceptent les faits historiques ?

=> Source : Robert Fisk, The Independent (traduction et intertitres : Pierrick Tillet)

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