
Suite du texte majeur de Nicolas Casaux, sur la notion de civilisation. Et pourquoi celles-ci – la nôtre comprise – DOIVENT disparaître.
Partie 2 : l’effondrement de notre civilisation est une bonne chose
Contrairement à ce que l’on pourrait penser, l’effondrement de notre civilisation est une bonne chose. Du moins, c’est ainsi que le perçoivent ceux qui placent « le monde avant la vie, la vie avant l’homme » et « le respect des autres êtres avant l’amour-propre » (Lévi-Strauss). Notre civilisation est actuellement synonyme de sixième extinction de masse des espèces, et d’ethnocide vis-à-vis de la diversité culturelle humaine (ainsi que l’ONU le reconnaît : « Les cultures autochtones d’aujourd’hui sont menacées d’extinction dans de nombreuses régions du monde »). Cet écocide et cet ethnocide ne sont pas des accidents de parcours, ils découlent du fonctionnement normal de la civilisation (les autres civilisations ne se comportèrent pas autrement).
Lorsqu’il écrivait, dans son roman Les carnets du sous-sol, que « les buveurs de sang les plus raffinés furent presque tous les hommes les plus civilisés qui soient », et que : « La civilisation a rendu l’homme sinon plus sanguinaire, en tout cas plus ignoblement que jadis », Dostoïevski ne se trompait pas.
Cependant, une grande partie du mouvement écologiste grand public, en plus d’ignorer l’ethnocide en cours, ne considère l’écocide que comme un problème vis-à-vis de la continuation de la civilisation. Son principal objectif consiste à sauver la civilisation. D’où le prosélytisme en faveur des énergies faussement « vertes », d’où la multitude d’éco-innovations, d’où l’oxymore du « développement durable ». Autant de nouvelles nuisances pour le monde naturel, qui, de surcroît, ne sont d’aucune aide dans la lutte contre les inégalités sociales inhérentes à toute civilisation.
L’histoire et l’anthropologie nous enseignent que les seuls groupes humains qui vivent encore aujourd’hui comme ils vivaient déjà il y a des milliers d’années, et parfois des dizaines de milliers d’années (ce qui, au passage, est une définition de la soutenabilité), sont des peuples que la civilisation (qui menace de les éradiquer) qualifierait de « primitifs » ou de « sauvages ». Claude Lévi-Strauss affirmait par exemple que les peuples autochtones étaient les premiers « écologistes », parce qu’ils avaient « réussi à se maintenir en équilibre avec le milieu naturel ».
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Aparté : Il n’est pas ici suggéré que les sauvages (ou tous les peuples incivilisés) sont nécessairement bons et purs, ni qu’ils incarnent le paradis sur Terre. La réalité est évidemment plus complexe que cela. Cependant, il serait absurde de rejeter la critique de la civilisation au motif qu’elle émanerait simplement d’un « mythe du bon sauvage » : bien peu savent que cette expression du « mythe du bon sauvage », qui sert principalement à calomnier et à diffamer tous ceux qui ne sont pas civilisés (et donc à glorifier la civilisation), a été popularisée, entre autres, par des déclarations infâmes, ouvertement racistes et clairement mensongères de Charles Dickens au sujet des Indiens d’Amérique (il parlait de « civiliser » ces « sauvages » qui « ne prennent du plaisir que lorsqu’ils s’entretuent » afin « qu’ils disparaissent de la surface de la planète »), et par des partisans du racisme scientifique comme John Crawfurd et James Hunt. Ter Ellingson, professeur d’anthropologie à l’université de Washington, le détaille dans son livre intitulé The Myth of The Noble Savage (Le mythe du bon sauvage), dans lequel il affirme que cette notion du « mythe du bon sauvage » a été conçue pour soutenir l’impérialisme civilisateur, en discréditant (et en intimidant) ceux qui s’y opposaient. Selon lui, il ne s’agit ni plus ni moins que d’une version séculière de l’Inquisition.
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Parmi les raisons pour lesquelles toutes ces horreurs sont tolérées, acceptées, voire soutenues, on retrouve l’idée étrangement mal définie, mais très répandue, selon laquelle tout cela en vaut la peine, puisque cela permet « le progrès ». Et puisque « le progrès » (que l’on n’arrête pas) peut tout résoudre, il n’y a aucune raison de s’inquiéter. À ce propos, il convient de souligner deux choses.
La première chose, c’est que le progrès, que l’on désigne par là des améliorations techniques ou des améliorations sociales (les deux se rapportant de toute manière à la vie humaine), est une notion extrêmement discutable. Il est en effet assez simple d’affirmer et d’exposer en quoi, au contraire, la civilisation et son progrès ont rendu l’être humain plus faible, plus malade, et potentiellement plus malheureux (plus stressé, plus angoissé). Je vous renvoie pour cela à un petit article intitulé « Une brève contre-histoire du “progrès” et de ses effets sur la santé de l’être humain ».
La deuxième, c’est que l’idée de progrès n’est pas une nouveauté. Jules Delvaille, dans son Essai sur l’histoire de l’idée de progrès (1977), retrace son existence jusqu’à l’époque de la Grèce antique. Les Grecs croyaient en une idée de progrès (qui n’était, certes, pas exactement la même que celle qui a émergé au 17ème siècle), les Romains aussi, mais cela n’a manifestement pas empêché l’effondrement de leurs civilisations respectives.
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La critique de la civilisation implique de remettre en question un large pan de ce que la plupart des gens comprennent de l’histoire de l’humanité, de l’idée de progrès, de la place de l’être humain sur Terre.
Elle nous rappelle ce que nous avons été pendant des centaines de milliers d’années, ce que nous sommes encore — derrière le conditionnement culturel massif qui nous est imposé dès l’enfance.
Elle nous offre une perspective de soutenabilité écologique réaliste, éprouvée et testée, et encore incarnée, aujourd’hui, par quelques peuples autochtones (les rares qui subsistent encore) en Amazonie, en Paouasie, en Inde (les Jarawas, par exemple, dont la cause est actuellement médiatisée par deux Français), et ailleurs.
Nicolas Casaux (membre de Deep Green Resistance)
=> Première partie : « Les civilisations ont le devoir de civiliser les races inférieures »
=> Source : Le Partage