Un voyage en Syrie par Jihad Wachill (3/7) : ALEP, 26 avril 2018

Troisième jour du voyage de Jihad Wachill en Syrie et seconde journée passée à Alep. La difficile reconstruction de la ville… et le ressentiment des habitants à l’égard de la France.


26 avril 2018

Nous sommes donc arrivés la veille déjà à Alep. Ce matin, nous devons rencontrer une délégation de la Chambre de commerce et d’industrie d’Alep. Sur place, on nous explique que les locaux où nous sommes reçus sont des locaux provisoires : le siège de la Chambre de commerce et d’industrie a en effet été bombardé et en grande partie détruit par les « terroristes » (c‘est le terme utilisé unanimement par nos interlocuteurs) quand ils étaient encore présents à Alep. La délégation que nous rencontrons est composée du président-adjoint, du trésorier et de membres du conseil d’administration de la Chambre de commerce et d’industrie.

En plus d’être l’épicentre du commerce en Syrie, Alep est la principale ville industrielle du pays. L’agglomération compte 17 zones industrielles. Le tissu industriel alépin est à 90% privé, et souvent familial. L’industrie a été la première cible des « terroristes » en Syrie. Le textile, l’industrie phare de la ville, fut particulièrement touché. Le tissu industriel a été purement et simplement démantelé par ceux qu’on qualifie chez nous de « rebelles syriens », entre logique de pillage et destruction systématique. La majeure partie des machines ont été démontées et transférées en Turquie pour y être revendues à vil prix. Certaines unités ont été utilisées par les « terroristes » pour leurs propres besoins, parfois reconverties à usage militaire. Tout ce qui ne pouvait être revendu ou réutilisé par eux fut systématiques détruit.

Aujourd’hui, l’industrie alépine tente de surmonter ces épreuves, de se reconstruire et de redémarrer. Le redressement est spectaculaire, mais l’ampleur des destructions est tel que la ville n’est encore pour l’instant que l’ombre que ce qu’elle à pu représenter dans l’économie du pays. Deux problèmes surtout se posent, liés à certains égards : les « sanctions internationales » (embargo occidental) et le sous-financement comparativement aux besoins. Nos interlocuteurs espèrent le rétablissement de relations commerciales plus diversifiées avec l’étranger, sans trop y croire manifestement, un peu comme un vœu pieux de convenance. Concrètement, l’embargo occidental pose problème par exemple pour réparer les machines et se fournir en pièces détachées, sachant qu’une partie de leurs machines industrielles sont de fabrication occidentale.

Sur l’aspect du financement, il a fallu aux industriels alépins « se faire violence » sur un point : solliciter des prêts aux banques locales. En effet, dans la culture locale, l’endettement est vu avec une grande méfiance voire réticence. Toutefois, malgré cela, les banques syriennes sont loin d’avoir la masse critique pour financer un tel effort de reconstruction.

Nous allons ensuite avec nos hôtes dans la principale zone industrielle, au nord d’Alep. Nous passons devant une cité ouvrière en chemin : elle comptait 50 000 habitants avant la guerre, elle en compte aujourd’hui seulement 15 000. À la lisière du quartier kurde d’Alep, nous croisons un bataillon féminin des YPG. Manifestement, les relations entre PYD/YPG et les autorités syriennes sont bonnes ici : l’armée syriennes et les YPG se sont coordonnés ici pour reprendre le secteur aux « rebelles syriens » et les YPG jouent dans le quartier kurde le rôle joué ailleurs par les milices locales d’autodéfense (improprement appelées ici « forces de défense nationale ») qui se sont formés dans les quartiers et les villages pour assurer une partie des tâches sécuritaires quotidiennes.

Cette zone industrielle d’Alep de 4 400 ha a été occupée de 2012 à 2014 par les « rebelles syriens », et plus de 90% du potentiel industriel y a alors été démantelé. Aujourd’hui encore, sur 7 000 unités industrielles en activité avant-guerre, seules 500 ont vraiment redémarré. Toutefois, 3 500 investisseurs sont sur les rangs dans le redémarrage de la zone industrielles, soit la moitié de ceux qui y étaient initialement présents. Parmi eux, 7% d’étrangers, associés à des Syriens (pour des raisons légales). Le redémarrage se fait donc progressivement, grâce à un important effort (« jihad ») financier à cet effet. L’eau a été rétablie (trois mois déjà après la reconquête du secteur), ainsi que 70% de l’électricité. Des administrations ambulantes ont été mises en place, les bâtiments administratifs ayant quasiment tous été détruits. Les progrès dans la reconstruction connaissent une avancée rapide.

Nous visitons quatre usines ayant redémarré (papier recyclé, textile, etc.) puis le vice-président de la Chambre de commerce et d’industrie nous invite à déjeuner dans un grand restaurant en face de la Citadelle. Il semble beaucoup compter sur l’exploitation des réserves de gaz naturel au large du littoral syrien (en cours d’évaluation) pour aider au redémarrage économique du pays. Il affiche par ailleurs un grand optimisme pour l’avenir.

Nous allons ensuite dans l’Ouest d’Alep, la partie de la ville qui est restée sous contrôle gouvernemental pendant les années de guerre. Nous y visitons l’hôtel Baron, connu pour avoir hébergé quelques personnages connus : « Laurence d’Arabie », Agatha Christie, ou encore Charles de Gaulle. La propriétaire de l’hôtel, une arménienne, nous fait bon accueil. Toutefois, le verni de la légendaire hospitalité syrienne se craquelle par moment pour nous révéler l’ampleur de l’aigreur à l’égard du gouvernement français et de son attitude à l’égard de la Syrie.

Macron subit ses foudres acerbes, et elle nous exprime son incompréhension face à la vision partiale des événements véhiculée quasi-unanimement par les médias français, mais aussi l’apathie du peuple français face à cet état de fait. Nous constatons à quel point, si les dégâts matériels ont été moindres dans cette partie de la ville, et que les stigmates de la guerre n’y sont en apparence plus visibles, les blessures cachées y sont profondes et encore mal cicatrisées. Notre hôte nous fait remarquer à juste titre, à propos de la campagne médiatique en France concernant Alep-est, que si ce secteur de la ville qui fut sous le contrôle des « terroristes » a été assiégé et bombardé pendant quelques mois avant de capituler, c’est pendant les années précédentes Alep-ouest qui était assiégée et bombardée, sans eau ni électricité, dépendante des aléas de l’approvisionnement gouvernemental en eau et nourriture pour la subsistance quotidienne, sans que grand monde ne s’en soit offusqué à titre humanitaire en Occident.

À propos des exactions attribuées à l’armée syrienne par nos médias, elle nous exprime sa ferme conviction que l’accusation est diffamatoire. Opinion partagée par l’ensemble des interlocuteurs auxquels nous avons eu à faire. Ainsi, un journaliste syrien avec lequel nous avions dîné à Damas le premier jours nous avait dit à ce propos, qu’il avait fait son service militaire dans les années 80 et participé à l’époque à la reprise de Hama suite à une insurrection islamiste, et que son fils était sous les drapeaux, l’armée syrienne étant une armée de conscription, que lui-même n’avait jamais assisté à quoi que ce soit de moralement répréhensible et qu’il avait bien élevé son fils et le pensait incapable de tels actes, ni lui ni d’ailleurs la majeure partie des conscrits.

Notre hôtesse alépine, elle, nous dit que lors de la prise d’une partie d’Alep par les « rebelles syriens », comme dans beaucoup d’autres villes aussi, les exécutions sommaires ou publiques, emprisonnements arbitraires, pillages, tortures et viols (souvent collectifs) n’ont pas manqué. Des centaines, voire des milliers, d’enfants son ainsi nés de ces viols selon elle. Elle conclut par : « Pour vous, Bachar al-Assad est un assassin. Peut-être aussi pour 10% de la population syrienne. Mais pour nous, c’est notre sauveur. »

Nous allons ensuite dans un café d’Alep-ouest. L’ambiance y est très sympathique et ouverte. On sent à Alep une grande liberté, y compris en matière de mœurs. Nos voisins de table tentent de discuter avec nous, dans un anglais très approximatif. Ils nous montrent une photo de nous mise sur le site de la Chambre de commerce et d’industrie. Visiblement, tout le monde a l’air au courant de notre présence à Alep, le bouche à oreille aidant, et nous sommes un peu les curiosités du moment pour ceux qui nous croisent. Nous ne tardons toutefois pas trop à rentrer : nous allons le lendemain dans la région de Hama, le voyage promet d’être encore éprouvant et la fatigue se fait ressentir.

=> À suivre : HAMA ET SES ENVIRONS

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