Robert Fisk : au Moyen-Orient aujourd’hui, les adversaires s’observent avec inquiétude

Pour Robert Fisk, l’enchaînement de la décision américaine de rompre l’accord sur le nucléaire iranien et les frappes israéliennes contre les supposées positions iraniennes est trop rapide pour être assuré.


En Occident, il est facile de se concentrer sur chaque drame quotidien touchant au Moyen-Orient, en oubliant les conditions dans lesquelles vivent les vrais habitants de la région. Les dernières divagations du président américain sur l’accord nucléaire iranien – heureusement et enfin fermement contestées par l’UE – laissent dans l’ombre les fosses communes et les tunnels dans lesquels le Moyen-Orient musulman vit désormais. Même sur place, il y a maintenant un désintérêt presque macabre pour les souffrances infligées ici lors des six dernières années. Aujourd’hui, ce sont les frappes aériennes d’Israël en Syrie qui ne prennent pas le temps de la réflexion.

Pourtant, prenez la découverte de dizaines de cadavres dans une fosse commune à Raqqa, la « capitale » syrienne de Daech. L’information n’a mérité que trois malheureux paragraphes dans les journaux arabes le mois dernier. Pourtant les 50 corps mis à jour sont bien réels et il se pourrait qu’on en exhume encore 150. Les cadavres gisaient sous un terrain de football près d’un hôpital que les combattants de Daech utilisaient avant de fuir la ville – en vertu d’un accord avec les forces kurdes – et ne pouvaient être identifiés que par des étiquettes qui ne donnaient que leurs prénoms (s’ils étaient civils) ou leurs noms de guerre s’ils étaient djihadistes. Qui les a tués ?

Une autre découverte macabre le mois dernier dans des tunnels sous la ville syrienne de Douma, à l’est de Damas, a laissé encore plus indifférent. Ce vaste terrier de rues souterraines assez larges pour les voitures et les camions contenait 112 corps, dont 30 soldats syriens, et pour le reste probablement des civils, dont beaucoup avaient été tués il y a longtemps, vraisemblablement par le groupe Jaish al-Islam quand il se battit pour conquérir la ville de nombreuses années durant. S’agissait-il d’otages que les islamistes espéraient échanger contre des prisonniers ? Puis assassiné après l’échec d’un accord ?

Le souvenir des sauvageries n’est jamais oublié

Mon collègue Patrick Cockburn a enquêté sur une tuerie de masse encore plus terrible en dehors de Mossoul qui s’est produite en 2014, la plupart des victimes étant des soldats irakiens chiites. Nous le savons parce que Daech a filmé leur fin effroyable, leur a tiré une balle dans la tête dans la tête et les a ensuite jetés négligemment dans les eaux tachées de sang du Tigre, certains d’entre eux flottant loin au sud vers Bagdad. L’histoire n’a pas été charitable avec ces territoires. En 1915, alors que les Turcs massacraient les Arméniens, beaucoup de cadavres arméniens dérivèrent aussi vers le bas du Tigre pour atteindre Mossoul – sur le site même d’exécution qu’on peut voir sur la vidéo de Daech, tournée bien sûr 99 ans plus tard.

Comme les vastes fosses communes d’Europe après la Seconde Guerre mondiale – en particulier en Union Soviétique – le souvenir de cette sauvagerie ne sera pas oublié. C’est pourquoi les autorités irakiennes (en grande partie chiites selon ces procès « judiciaires » qui ne répondent à aucune norme internationale) ont pendu des suspects de Daech comme des grives sur des potences de prison, 30 à la fois, dans le sud du pays. Les Kurdes semblent se comporter beaucoup plus humainement à l’extérieur de Raqqa, où les audiences des tribunaux respectent un minimum de justice, même si elles ne sont pas reconnues en Occident. Et ainsi de suite.

Et à qui s’adresse-t-on pour la justice ? Ou pour la paix ? Il est intéressant de noter que les Russes en Syrie ont commencé à publier un journal mensuel pour les forces syriennes et russes dans le pays. Il y a relent d’ancienne Union soviétique dans cette publication. Le titre est « Ensemble, nous faisons la paix » – qui ne convaincra probablement as les opposants du gouvernement syrien. On y voit des photos de soldats russes qui nourrissent des réfugiés (plat, pain arabe), des soldats à bérets rouges patrouillant les lignes de front et une très grande photographie pleine page de de Vladimir Poutine et de Bashar al-Assad.

Curieusement, juste en bas, se trouve une photographie en couleur du soldat russe le plus haut placé en Syrie : le général Aleksander Juravlov, sur-médaillés et dans en uniforme bleu foncé, fixant sans sourciller l’objectif. Nous pourrions entendre encore plus parler de lui dans les semaines à venir. Parce que la présence de la Russie en Syrie est loin d’être terminée.

Des copies du journal en arabe tentent également d’enseigner aux soldats syriens le russe de base – la version russe de la publication enseigne l’arabe. Et il y a même (dans la version arabe) un guide pour Moscou, des cartes de la Russie et des histoires sur les armes de la Seconde Guerre mondiale. En haut à gauche de chaque page de garde se trouve un autre symbole de style soviétique : deux mains jointes. Une main est coloriée aux couleurs rouge, blanche et noire du drapeau syrien, l’autre dans le rouge, bleu et blanc de la Russie. Oui, les Russes vont être présents pendant un bon moment.

Les Israéliens sont pareils. Leur attaque précédente sur les forces iraniennes en Syrie – sans doute bien moins nombreuses que l’Occident ne l’imagine, bien qu’il y ait encore de nombreux combattants du Hezbollah pro-iraniens dans le pays – a étrangement suivi de très près l’annonce de Trump revenant sur l’accord nucléaire iranien. Et une déclaration israélienne selon laquelle les Iraniens avaient des missiles en Syrie – certainement faite de concert avec l’administration Trump – est arrivée en quelques heures. Les coïncidences ne s’enchaînent pas aussi rapidement au Moyen-Orient.

Dans l’Ouest sauvage de Trump, les fosses communes, les alliances russes et les élections libanaises ne retiennent pas l’attention qu’elles méritent

Les dernières frappes israéliennes de la nuit dernière, prétendument contre les forces iraniennes en Syrie après une supposée attaque à la roquette par l’Iran contre les forces israéliennes au Golan – il est important d’utiliser le terme « supposé » et ne pas prendre tout ce qu’on nous raconte pour argent comptant. Idem pour les déclarations russes. Il est clair que tous les plans israéliens projetant de créer une « zone de sécurité » (cad, une zone d’occupation) en territoire syrien le long de la frontière du Golan, ne peuvent se dérouler qu’avec l’approbation américaine.

C’est donc un moment où toutes les parties se regardent avec inquiétude. Curieusement, dans la couverture de l’élection largement pacifique du Liban le week-end dernier, presque personne n’a parlé d’un des candidats chiites élus dans le district de Baalbek-Hermel. Il a un nom familier – Jamil Sayyed. Il fut le chef de la sécurité générale du Liban. Il était aussi un ami loyal de la Syrie. L’Occident l’emprisonna pendant trois ans après l’enquête sur l’assassinat de l’ex-Premier ministre Rafiq Hariri, mais il fut libéré faute de preuve contre lui. Après quoi, le général Sayyed s’est fréquemment rendu à Damas.

« Robert », m’a-t-il dit autour d’un café il y a quelques mois, « pourquoi me détestes-tu ? » C’était dit dans un souffle et votre serviteur s’empressa de ne pas révéler la moindre émotion. Puis vint une invitation au restaurant qu’il possède à Beyrouth.

Le point important, bien sûr, est que l’élection du général Sayyed signifie que l’un des amis les plus fidèles de la Syrie siège désormais au parlement libanais. Ses discours seront écoutés avec un profond intérêt par ses collègues parlementaires. Bizarre, cependant, que nous ne relevions pas ce genre de détail. En Occident – ou dans l’Ouest sauvage de Trump – les fosses communes, les alliances russes et les élections libanaises ne retiennent simplement pas l’attention qu’elles méritent.

=> Source : Robert Fisk, The Independent (traduction et intertitres : Pierrick Tillet)

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