Noël au camp « humanitaire » de la Porte de la Chapelle.

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Centre d’accueil de la Porte de la Chapelle

Le tribunal qui jugera nos gouvernants et leurs complices pour crimes contre l’humanité retiendra ce témoignage glaçant, parmi beaucoup d’autres, comme une pièce à charge. Je ne t’ai mis qu’un petit bout de ce long texte que tu peux lire ici dans son intégralité.


Ce témoignage est né d’un sentiment d’urgence. Il n’a pas été écrit par une journaliste, ni une écrivaine. Je suis simple médecin généraliste, habituée au travail de terrain dans les campagnes isolées et les quartiers populaires. Je sais d’expérience que, par un mécanisme complexe et imparable, plus notre public est vulnérable, plus nous, les soignants, le devenons à notre tour.

Je ne vise pas à me donner une quelconque importance publique. Ce que j’espère gagner, personnellement, ce sont des nuits et de jours moins hantés par le souvenir de l’inadmissible. C’est d’échapper à la honte de m’être tue. C’est l’espoir de voir quelqu’un s’en saisir et qu’ensuite les choses bougent. Consciente de ne pas me faire que des amis par cette démarche, j’espère qu’elle fera au moins parler et réfléchir ceux et celles qui se sentent concernées. […]

24/12/16 : Une belle veille de Noël

[…] Sur le trottoir, devant un portail fermé, des grilles métalliques amovibles. Entre les grilles, des hommes, debout. Par terre, des cartons et des couvertures. En me rapprochant, je m’aperçois que les cartons et couvertures dissimulent les corps d’hommes qui sont allongés à même le trottoir. Il y a aussi quelques personnes en uniformes ou avec des vestes. Les personnes portant des vestes blanches marquées Utopia56 sont majoritairement des femmes. […]

Les deux permanentes en charge de l’organisation ont intérêt à être multitâches : leurs talkies-walkies crachent des sollicitations incessantes venant de l’extérieur, leurs téléphones sonnent en même temps, les questions des bénévoles présents fusent, sans répit. Je ne comprends que des bribes. Souvent, les phrases commencent par « désolé, mais… », « je sais que c’est dur, mais… », ou se terminent par « …toujours pas de solution ».

Je m’étais organisée pour arriver à l’heure correspondant à mon inscription sur le Doodle des bénévoles, mais maintenant, je n’ose plus insister pour qu’on me fasse les présentations. Après tout, je ne suis pas si novice que ça, et je finirai bien par piger par moi-même, petit-à-petit. Ce soir, les bonnes volontés ne manquent pas, on est nombreux, venus de plusieurs pays, malgré où peut-être justement en raison des fêtes de Noël.

Parmi les permanents, je reconnais quelques-unes de cet été. Elles ont pris peu de vacances depuis. Elles n’ont pas l’air très fraîches, certaines sont grippées, mais toutes et tous agissent et s’expriment avec concentration, calme et respect. Du point de vue de leur âge, ils/elles pourraient être mes enfants. Je les aime et les admire, mais l’ambiance n’est pas à la déclaration de sentiments. Ici, il s’agit d’être utile, chacune à sa manière, c’est tout ce qui compte et on le comprend immédiatement.

Je me propose de refaire du thé et de le distribuer à l’extérieur du camp. En dehors de quelques voisins particuliers ou petites associations de bienfaisance aux apparitions ponctuelles, les Utopiens sont les seuls à fournir en boissons chaudes, plusieurs fois par jour, les personnes vivant sur le trottoir par des températures autour du point de gel. Par la suite, j’appellerai ces personnes les rejetés, car c’est bien la raison de leur mode de vie : tentant d’être admis au camp, ils ont été rejetés au portail. Tous les matins, les anciens admis qui quittent camp (de gré ou de force, ça dépend) sont remplacés par des nouveaux, en nombre identique, à savoir une quarantaine environ. Les premiers venus étant les premiers servis, une longue file d’attente s’est formée sur le trottoir.

Quelques hommes se sont réfugiés sous les ponts routiers ou les grilles du métro, trop épuisés pour se défendre dans ces conditions. Ils sont en train de perdre au jeu. En effet, les rejetés ont intérêt à conserver leur place dans la file coûte que coûte, car personne ne les a enregistrés dans l’ordre d’arrivée. Personne n’a daigné les gratifier ne serait-ce que d’un numéro, ne serait-ce que d’un tampon portant date d’arrivée ou que sais-je. La seule preuve de leur attente est leur présence dans la file, à garder jour et nuit. Qu’il pleuve, qu’il vente ou qu’il gèle. Qu’on ait faim ou soif ou envie d’aller aux toilettes. Toilettes qui n’existent d’ailleurs pas.

Logique : pourquoi créer des dispositifs pour des hommes qui, eux, sont censés disparaître ? Tout se passe comme si, en les ignorant obstinément, on espérait les voir s’auto-éliminer. Disparaître comme on l’espère de la radioactivité, par exemple (avec, ce serait pratique, une demi-vie de quelques heures pour eux au lieu de quelques dizaines de milliers d’années pour le plutonium, mais pardon, je m’égare à nouveau).

Bref, je vais préparer du thé. L’eau se prend dans un seau dédié, au lavabo des toilettes. La demi-douzaine de thermos se posent par terre, juste devant la porte du bureau/salle de réunion/salle de repos/salle de préparation/vestiaire. Le sol est noirci par les passages incessants des bénévoles, mais il n’y a pas la place pour faire autrement. On travaille accroupi, en se poussant dès que quelqu’un doit passer. On porte le tout sur le trottoir, à bout de bras, dans des gros sacs à courses après s’être présenté de nouveau aux gardien(nes) du tourniquet.

En une demi-heure, tout est pris et avalé. Je ne me rends pas compte que ce soir de Noël, nous avons de la chance d’être tolérés par les forces de l’ordre. Ce ne sera pas toujours ainsi. Car distribuer de quoi survivre à des dizaines de nécessiteux qui sont à l’affût de ce genre d’aide, provoque des attroupements. Et les attroupements, ça fait désordre, justement, aux yeux des forces de l’ordre.

Mais ce soir, on a le droit d’être généreux. Trois associations de bienfaisance passent et exceptionnellement, les rejetés se remplissent le ventre trois fois de suite, « la peau du ventre bien tendu, merci petit Jésus ». Un bénévole, chrétien d’environ soixante ans, qui me livrera plus tard sa déception au sujet de d’Emmaüs, tient à serrer la main à chacun d’entre eux en leur souhaitant avec force et entrain un « Joyeux Noël ». L’expression des intéressés trahit parfois leur incompréhension, mais qu’importe. On finit même, une fois n’est pas coutume, par se livrer à quelques chants et pas de danse devant ce portail, invariablement fermé.

Mais le plus chouette, ce qui porte la promesse d’une nuit un peu moins glaciale et humide, ce sont les quelques bâches offertes par des bienfaiteurs, immédiatement tendues et fixées autant que faire se peut entre les barrières. Ça vous fait presque, comme qui dirait, l’équivalent de quelques petits abris. En s’y entassant, quelques hommes et garçons — combien de mineurs, je ne saurais le dire — vont ainsi échapper au froid. C’était sans compter avec les forces de l’ordre. Noël ou pas, ça commençait à bien faire, fallait quand-même pas exagérer !

25/12/16 : Merci pour ce moment…

J’arrive à 8h15 devant le camp, en me dépêchant, car on m’avait dit que c’est l’heure de la première distribution de thé. J’aurais dû tenir compte de la date : aujourd’hui c’est « grasse mat » pour les bénévoles, Noël oblige. Trois quarts d’heure à tuer. Mauvaise surprise : plus aucune bâche, un des rejetés m’apprend qu’elles ont été arrachées par la police à trois heures du matin. Timing parfait pour avoir le moins de témoins et le moins de résistance possible. En effet ça s’est passé sans altercations. On dit aussi « sans violence », sans blague. […]

=> Source : La Chapelle en lutte, blog Mediapart

 

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