« MON MEILLEUR COPAIN »

((/images/aborigene.JPG|peinture_aborigene|L)) Je viens de relire l’excellent ouvrage de Bruce Chatwin,  »Le Chant des pistes » (éd. Grasset & Le Livre de poche), consacré aux Aborigènes d’Australie et aux chants avec lesquels ceux-là tracent leurs pistes dans le désert. On trouve dans ce livre essentiel de judicieuses considérations sur ce qui sépare le sédentaire du nomade. Justement, un « nomade », il y en a un dans la rue principale de ma petite ville, le jour du marché…

Tous les samedis matins, il s’installe en face de ma boulangerie. Autour du cou, un écriteau sommaire :  » »SDF, j’ai faim. » » Il m’a fallu un temps avant de relever un détail curieux : contrairement à ce que laissent penser sa main tendue, l’écuelle déposée à ses pieds, son allure voûtée et son écriteau misérable, son regard N’IMPLORE PAS. Il suit avec une étrange douceur le va-et-vient des passants et leurs cabas qui se remplissent.  »« Il y a une règle générale en biologie, » écrit Chatwin,  »les espèces migratrices sont moins « agressives » que les sédentaires. Il y a une raison évidente à ce phénomène. La migration en elle-même, comme le pèlerinage, est un voyage difficile, une épreuve de vérité au cours de laquelle les plus forts survivent et les traînards s’effondrent au bord du chemin. » » Chatwin poursuit, s’inspirant d’un ornithologue nommé John Wiens, spécialiste en oiseaux chanteurs migrateurs :  »« Le grand principe darwinien de la « lutte pour la vie » s’appliquerait paradoxalement plus dans les zones au climat régulier que dans celles qui sont soumises à de graves aléas climatiques. Dans les régions où l’abondance est assurée, les animaux jalonnent leur territoire et le défendent en manifestant ouvertement leur agressivité. Sur les mauvaises terres, là où la nature se montre rarement généreuse — mais où la place ne manque pas —, ils utilisent au mieux les maigres ressources locales et s’en sortent sans combattre. » » Le « romanichel » de la rue principale de ma petite ville appartient manifestement à la catégorie des déshérités. Je n’en connais pas les raisons et ne me permettrais pas de les lui demander. Son visage chiffonné, buriné, avoue son extrême précarité et les années de galère. Il ne possède vraiment rien, même plus les dents qui devraient lui garnir la bouche. J’ai pris l’habitude de donner un euro par jour au premier mendiant de rencontre. Le samedi, c’est lui, en face la boulangerie. Au fil des petites pièces, je suis devenu familier de mon ami le nomade. Entre nous s’est établie une connivence entendue. Comme il s’est incrusté dans la rue principale de notre bourgade, je le croise cinq fois ou six fois dans la journée. À chaque fois, nous nous saluons avec ostentation. Je ne suis pas le seul. Je remarque que beaucoup des passants du marché partagent la même complicité discrète avec mon ami. Comme un fil ténu entre le monde des nomades et celui des sédentaires. Au bas de la même rue, toujours le samedi, il y a un autre vagabond. Même visage tanné par les intempéries et le soleil mordant, même mâchoire édentée. Celui-là joue de l’orgue de Barbarie, tourne avec une obsédante régularité la manivelle qui débite au rouleau les ritournelles du passé. À côté de lui, un tout petit chien qu’il caresse entre chaque morceau. Un jour, je me suis fendu d’une question à mon mendiant d’en face la boulangerie : — Votre collègue d’en bas, avec l’orgue de Barbarie, vous le connaissez ? — C’est MON MEILLEUR COPAIN ! Les yeux soudain enflammés, il a crié cet aveu spontané avec une telle brûlante ferveur que je suis resté un moment interdit. Son visage avait déjà retrouvé son impossible tranquillité. Je ne savais pas trop comment réagir. C’était comme si mon ami le nomade avait brutalement revendiqué la seule richesse qui lui restait au monde.

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Un voyageur à domicile en quête d'une nouvelle civilisation.