Robert Fisk : voyez comment les combattants islamistes sont évacués de la Ghouta déchirée par la guerre

Exclusif : ils avaient de longues barbes hirsutes, des survêtements bon marché, des sandales en plastique poussiéreuses. Je suppose que c’était une sorte de déclaration politique…

Les djihadistes de la Ghouta sont partis par milliers, avec épouses, enfants et parents. Beaucoup étaient encore armés – kalachnikovs sur l’épaule, surveillés par les soldats russes à casques d’acier et gilets pare-balles – et certains d’entre eux priaient, sur des terrains vagues, sous des arbres sans feuilles, près du mur de métal abattu d’une usine détruite. Leurs femmes en tchador attendaient.

Il y avait des douzaines d’autobus touristiques qui attendaient ces hommes armés, ces islamistes dont les visages –  pour peu qu’ils ne les dissimulassent pas avec des foulards – n’avaient jamais été montrés au cours des dernières semaines. Ils montèrent à bord de Pullmans climatisés, avec des « Happy Travel », des « Express Tours » et autres publicités absurdes sur les côtés. L’un des véhicules avait même l’inscription « Very Important Personae » inscrite au pochoir sur une vitre arrière, en anglais et en latin. Rien ne pouvait paraître plus étrange. Ni plus sinistre.

Il y avait encore des obus qui tombaient de l’autre côté de la Ghouta – si ces hommes de Jaish al-Islam et leurs familles partaient, d’autres continuaient le combat – et l’une de leurs conditions pour se laisser évacuer était qu’il n’y eut ni photographie, ni interview avec la presse, ni publicité. Conditions que personne ne respecta. Comme cet islamiste que nous pouvions voir mener sa très jeune femme et ses deux enfants dans un bus touristique [photo]. Ils étaient si nombreux.

Je les ai regardés prier sous les arbres déchiquetés. Ils avaient de longues barbes hirsutes, des survêtements bon marché, des sandales en plastique poussiéreuses. Je suppose que c’était une sorte de déclaration politique. Ils avaient été guidés par Dieu pour se battre, continuer de prier Dieu même lorsqu’ils s’étaient rendus – jusqu’à un certain point – et abandonnaient leur sainte bataille, obtenant ainsi une sorte de victoire religieuse par le maintien de leur foi. Mais réellement ? Quel honneur vous restait-il, à vous et à vos familles islamistes, si vous deviez désormais faire confiance aux Russes impies et à leurs alliés syriens laïques ?

Les Russes à la manœuvre

Car, soyez-en sûrs, c’était une opération menée par Moscou. Les policiers militaires russes – un général et trois officiers – surveillaient chaque bus, chaque départ, depuis deux gros camions militaires russes – des écussons russes sur leurs manches, de grands casques en acier, des armes si neuves qu’elles reflétaient le soleil –, se déplaçaient parmi nous, les troupes syriennes et les islamistes évacués, toujours armés. Les bus avaient des vitres noires et nous avons donc vu beaucoup de ces hommes islamistes avec leurs très jeunes femmes en tchador et leurs enfants, à travers des vitres sombres.

Ils étaient syriens, presque tous, beaucoup d’entre eux nés dans la Ghouta, et ils partaient pour la province centrale d’Idlib, peut-être pour la première fois. Là, ils seraient accueillis par d’autres milices qui n’auraient pas beaucoup de temps à consacrer aux résistants de la Ghouta. Je regardais par les fenêtres. Il y avait une femme enlaçant une petite fille qui s’est échappée et s’est penchée sur la fenêtre pour nous regarder. Elle n’aurait pas pu comprendre l’histoire syrienne dont elle avait été témoin. Un visage à une fenêtre, c’est ce qu’elle était.

Bien sûr, nous avions aussi une bonne vieille question à poser : d’où venaient-ils, ces hommes barbus, en vêtements noirs, à l’air fatigué, avec leurs kalachnikovs ? Pourquoi ne les avions-nous pas vus auparavant ? Certains de leurs compagnons, toujours au milieu des ruines derrière nous, ont ouvert le feu pour vider leurs chargeurs – « ils se débarrassent leurs munitions avant de partir », marmonna un soldat syrien avec dédain. Ces hommes partaient par milliers. À la tombée de la nuit, je comptais une centaine d’autobus qui les attendaient.

Ces images effrayantes que nous avions vues sur les médias sociaux, nuit après nuit, circulaient à travers le monde à la télévision, véritable film, mais sans jamais montrer les hommes souffrants, les enfants blessés, les vrais cadavres civils. qui tenaient des armes, des mitraillettes et des mortiers et qui tiraient à l’est de Damas et qui défilaient maintenant devant nous, par douzaine, pour quitter les villes et les villages qu’ils avaient contribué à détruire. Les caméramans anonymes de cet enfer avaient-ils interdits de montrer ces combattants ? Et si oui, pourquoi ne l’ont-ils pas dit ? Et pourquoi ne l’avons-nous pas dit nous-mêmes ?

Et il y avait cette autre petite question à propos des enfants. Tous les enfants sont des civils. Et tous les enfants peuvent être des réfugiés. Mais ceux qui avaient organisé la « sortie de conflit » de la Ghouta orientale, attribué les bus, avaient également désigné les enfants réfugiés qui accompagneraient les combattants islamistes en route vers Idlib avec une escorte russe, et qui seraient les autres enfants, tout aussi innocents, qui finiraient au camp de réfugiés près d’Adra. Tous les enfants sont-ils vraiment égaux ?

Une guerre de propagande aussi féroce que le conflit armé

Sur ce point, comme je l’ai dit, il ne pouvait pas y avoir de doute. C’était un spectacle russe. L’armée russe construisait ce théâtre essentiel, allant de bus de réfugiés à bus de combattants et chiffrant le tout. Or, il y a une dizaine d’années – qui peut en douter ? – nous aurions eu à leur place, dans la Ghouta orientale, des soldats de la paix de l’ONU, des bérets bleus plutôt que des casques russes. Dans une autre guerre – dans un autre âge – c’aurait même pu être des « gardiens de la paix » américains. Mais à l’époque de Trump-Poutine, tout a changé. Les Russes sont maintenant les gardiens de la paix, les conférences d’Astana se substituent au Conseil de sécurité de l’ONU. Quand la Russie a décidé de mettre fin à la petite guerre vicieuse de la Ghouta, il n’y a pas eu de débats,  pas de veto irritant. Les opposants ont été cajolés ou bombardés d’un commun accord. Des promesses ont été faites – et en grande partie tenues, semble-t-il, au moins jusqu’à ce que les islamistes atteignent Idlib et que les Syriens décident qu’ils devaient tous repartir pour la Turquie ou, via les interminables comités de réconciliation, retourner dans leurs maisons en ruines.

Ainsi, les Russes peuvent dire qu’ils ont des plans pour la paix plutôt que des plans pour la guerre – la conséquence de l’absence de doctrine trumpienne sur le Moyen-Orient – et observer les ruines des grandes métropoles et des villes détruites par leurs alliés syriens et les ennemis du régime. Après la tombée de la nuit, ces soldats russes étaient encore en service, leurs écrans d’ordinateur brillant à l’intérieur de leurs camions militaires alors que les combattants qui n’étaient pas encore partis épuisaient ce qui leur restait de munitions en tirant vers le ciel. Rouges et blanches, les balles traçantes zébraient le ciel au-dessus de nous. Les soldats syriens, fatigués et mêmes épuisés, savaient bien que la victoire, ici du moins, serait la leur.

À un moment donné, un camion syrien avec des vitres noires fumées, toute sirène hurlante, est passé devant les bus, un doigt d’honneur pointant vers le haut depuis sa portière la plus proche. Les combattants islamistes l’ont ignoré. Curieusement, ils étaient prêts à parler, brièvement, quand un journaliste de la télévision d’État syrienne a grimpé sur l’un de leurs bus avec un magnétoscope. Un homme avec des lunettes noires déclara que lui et ses camarades avaient combattu pour la liberté. « Nous avons la liberté », répliqua le journaliste (un élément de langage prévisible du régime). « Je peux boire, je peux aller à la mosquée, je peux faire tout ce que je veux faire et personne ne peut m’arrêter. Mais maintenant nous avons une urgence militaire dont vous et vos exigences de libertés sont responsables. »

Un autre homme, en arrière-plan, était apparemment en désaccord avec ses camarades, disant qu’il ne voulait pas aller à Idlib, qu’il n’avait pas été consulté, que les combattants n’avaient pas reçu la même nourriture que leurs chefs, même pendant les batailles. Plus tard, il fut interrogé par l’homme qui revendiquait la « liberté ». La guerre de propagande en Syrie se livre aussi férocement que le conflit armé. La glace peut être brisée, mais elle est aussi épaisse que du béton.

=> Source : Robert Fisk, The Independent (traduction et intertitres : Pierrick Tillet)

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