Robert Fisk : un étrange médecin kurde sur la ligne de front syrienne

Le docteur Karaman Heddo entra dans le cabinet avec une trousse de chirurgie, un bonnet de plastique sur les cheveux, un grand sourire sur son visage barbu.

« Posez-moi des questions sur Afrin – demandez-moi quelque chose de politique », a-t-il dit.

C’était une réunion étrange. Le Dr Heddo – formé en tant que docteur à la faculté de médecine d’Alep, dit-il – n’avouerait pas qu’il est un fonctionnaire des YPG, les «unités de protection» kurdes locales, bien qu’il en avait tout l’air. Il a insisté pour dire que nous trouvions dans un établissement médical. Il y avait des sols en marbre. C’était impeccable. Il était gardé par deux hommes armés. Mais il semblait n’avoir aucun patient. Il n’y avait pas d’ambulances ou de familles inquiètes à l’entrée, ni d’infirmières occupées.

Comme l’enclave kurde d’Afrin elle-même, ce n’était ni l’un ni l’autre, un peu comme une scène de The Prisoner de Patrick McGoohan. Le Dr Heddo lui-même, avec un sourire espiègle et un anglais remarquablement bon (quand il voulait bien l’utiliser), aurait pu sortir d’un roman de Joseph Conrad : un ex-policier, peut-être, intéressé par la folie humaine.

« Si les Kurdes doivent se battre seuls pour Afrin, vous me verrez sur les marches de ce bâtiment avec un drapeau kurde. Si l’armée syrienne vient nous aider, je serai sur les marches avec un drapeau kurde et syrien. Si les Turcs viennent, je serai mort. »

Eh bien, peut-être. Mais le Dr Heddo a déjà compris que l’armée turque n’entrera probablement pas dans Afrin et je ne pense pas que l’armée syrienne viendra non plus – pas maintenant. Je soupçonne que toute l’opération turque dans la province kurde syrienne est plus un spectacle qu’une invasion (sauf pour les quelque 60 civils et combattants qui sont morts à ce jour). Au loin, sur les collines au nord, vous pouvez entendre le très faible grondement des coups de feu, le décor est celui de film de guerre. Mais était-ce vraiment une scène de guerre ?

Dr Heddo admet que son frère Rezan, que nous avons rencontré plus tôt lors d’une visite dans un cimetière militaire kurde, est un « fonctionnaire » qui « parle aux Russes et aux Iraniens ». Le bon docteur est préoccupé par les troupes turques et de leurs milices syriennes alliées qui sont à environ 22 km de nous. « L’armée syrienne doit se déployer à la frontière d’Afrin avec la Turquie pour défendre le peuple Ifrin », dit-il. « Je serais très heureux si je voyais l’armée syrienne se battre contre l’armée turque. En tant qu’YPD, nous pouvons nous battre seuls contre les Turcs, mais cela peut prendre un certain temps et nous espérons que l’armée syrienne nous défendra. »

Le rêve impossible d’un État kurde

Et puis vint l’argument crucial : « Mais si nous gagnons par nous-mêmes, cette terre sera pour nous seule et personne n’aura le droit d’y entrer. Oui, nous recherchons un État fédéral, avec les autres États de la région, la Syrie, l’Iran, l’Irak et d’autres pays, à l’exception de la Turquie. » Et un véritable État kurde? « C’est un rêve », déclare le Dr Heddo. Donc voici un homme qui rêvait d’habiter dans du marbre. Le marbre est bien là. Mais l’autre rêve est à coup sûr impossible.

Razan Heddo, son frère plus jeune de deux ans, lunettes perchées sur le nez, chauve, professoral et avec un sens de l’humour légèrement cynique, souligne les bonnes relations des Kurdes avec la Russie, même s’il semble parler d’une génération antérieure de Russes vivant sous un régime différent quel’actuel empire dirigé par Poutine. « L’Union soviétique a reçu beaucoup d’étudiants kurdes pour étudier dans leurs universités [en Russie] en raison des bonnes relations entre l’Union soviétique et la Syrie. Nous espérions que la Russie aurait une attitude favorable pour l’État kurde. Nous pensions que la Russie nous aiderait dans cette guerre, mais ce ne fut pas le cas. »

C’est un avis peut être un peu dur. Moscou n’a jamais fait de promesses aux Kurdes – ce sont les Américains qui les armaient avant l’assaut de Raqqa – et les militaires russes continuent de circuler sur les routes de la province d’Afrin en plein jour, surveillant l’armée turque. Quant à Abdullah Ocalan, le dirigeant du PKK emprisonné en Turquie –  considéré comme le « chef terroriste », par les Turcs – « l’idéologie d’Ocalan est la source de notre idéologie : il croit que l’État national est un État défaillant. Les Kurdes ne veulent pas de pays kurde dans le nord de la Syrie. Ils veulent juste leurs droits en établissant leur propre administration locale. Nous vivons maintenant dans une démocratie et avons de bonnes relations avec toutes les parties vivant en Syrie. Afrin a accueilli des milliers de réfugiés [fuyant l’EI] de toute la Syrie. »

Ce dernier détail est évidemment vrai. Les sunnites, les chrétiens et les alaouites – la religion du président syrien – ont tous cherché refuge ici. Et c’est effectivement une famille alaouite qui a été parmi les premières à souffrir de l’assaut turc contre Afrin le mois dernier.

Le mandat politique du Dr Heddo

Mais Karaman Heddo a un mandat plus politique et son raisonnement s’appuie sur près de vingt ans d’histoire syrienne. « L’idéologie [de baathiste laïc] du Dr Hafez Assad nous est familière. Nous partageons son idéologie. Il a préservé la cause syrienne et ses droits. Bachar [le fils d’Assad] a blessé les intérêts kurdes en établissant de bonnes relations avec la Turquie et en introduisant le projet des Cinq mers. » Ce plan grandiose – ambition présomptueuse ou vision politique réelle, selon les opinions – place la Syrie au centre du Moyen-Orient, à la fois géographiquement et économiquement, reliant les pipelines et les voies de communications entre les mers Noire et Rouge, la mer Caspienne, la Méditerranée et le Golfe.

D’aucuns soupçonnent que ce plan ambitieux a incité certains voisins de la Syrie à comploter contre lui. N’est-ce pas l’Arabie saoudite qui est censée être le centre de l’Islam ? N’est-ce pas la Turquie qui est supposée incarner le rajeunissement du vieil esprit ottoman avec Erdogan ? Ce qui est clair, c’est que les frères Heddo étaient plus irrités par les étroites relations d’avant-guerre qui existaient entre la Syrie de Bashar et la Turquie d’Erdogan, que par la guerre qui leur empoisonnait aujourd’hui l’existence.

Il est également vrai que, juste après l’attaque de la Turquie contre Afrin, deux hauts officiers syriens m’ont désigné l’armée turque comme leur « ennemi ». Cela aurait peut-être déridé le marbre de la maison du Dr Heddo.

Robert Fisk, The Independent (traduction et intertitres : Pierrick Tillet)

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