Robert Fisk : les horreurs commises en Irak pendant 15 ans auraient-elles eu lieu sous la présidence Trump ?

Une vision de Robert Fisk aussi apocalyptique que réaliste sur les dégâts que les Occidentaux ont créé au Moyen-Orient. En toute bonne conscience et en tout aveuglement.


Cela aurait pu être évité. Voilà quinze ans cette semaine, nous avons envahi l’Irak. C’était une guerre criminelle. En effet, c’était un crime de guerre. Il n’y avait pas de résolutions de l’ONU pour justifier sa cruauté. Elle a laissé une riche nation arabe en ruines, décimé ses fils et ses filles par centaines de milliers. Un million ? Un million et demi aujourd’hui ? Qui sait ? Qui s’en préoccupe ? Nous ne faisons pas de comptage de corps. Nous ne disons pas la vérité. Nous n’avons pas seulement menti. Nous avons établi un nouveau record de mensonge.

Seul un Donald Trump aurait sûrement pu nous épargner cette tragédie. Étant donné sa capacité spectaculaire en matière de malhonnêteté et de folie pure, il pourrait être comparé à Saddam. Et seul Saddam, avec ses ambitions gazières et nucléaires, son amour-propre démesuré, aurait pu séduire Trump. Croiser le fer à Bagdad, les roquettes tombant du ciel dans sa salle de conférence du palais à travers la gigantesque peinture murale, les défilés militaires, les membres de la famille massacrés, auraient sûrement chatouillé l’intérêt du fou actuel de la Maison blanche. Kim Jong-un est le Saddam de Trump.

Cela aurait pu être. Saddam a été menacé de « choc et terreur ». Ce qui revient à peu près à la menace de Trump contre Kim : « le feu et la fureur ».

« Un homme fou. » N’est-ce pas ce que Bush pensait de Saddam ? N’est-ce pas ce que Trump a dit à propos de Kim ? Le surnom « Mr Rocket Man » correspond à peu près à Saddam. Et c’est ce que Trump a dit de Kim.

Non, Bush et Blair étaient bien trop moralisateurs, trop bons, trop honnêtes, trop faux-culs pour éviter de commettre leurs propres crimes contre l’humanité. Ils ne voulaient pas s’asseoir avec le « Hitler du Tigre ». Trump, lui, aurait pu faire ça.

L’héritage honteux que nous avons laissé aux peuples du Moyen-Orient

Nous savons tous ce qui s’est passé dans cet âge pré-Trumpien il y a 15 ans. Le massacre de l’innocent, le feu, la guerre civile, le sectarisme, les exécutions – et la torture, car n’oublions pas Abou Ghraib – puis ensuite Daech, et le sang ruisselant jusqu’au firmament. Nous devons nous souvenir aujourd’hui – je mets de côté Trump un instant – comment l’invasion de l’Irak en 2003 et la résistance de masse à notre agression occidentale ont conduit directement à la fondation d’une nouvelle forme d’islamisme. Il a été nourri dans les prisons et les camps de torture, puis, alors que l’Irak – pillé puis ensuite laissé à pourrir dans la banqueroute et la corruption – s’est brisé, Daech a gagné la bataille de la terrible division théologique sur l’Islam. Si Saddam était Hitler, Daech était, une organisation « apocalyptique » avec une « vision de fin de monde », pour citer les chefs d’état-major interarmées américains (si vous ne me croyez pas, c’était en août 2014).

En Occident, il est facile de couper les événements du Moyen-Orient en cycles de nouvelles faciles à consommer qui n’ont aucun lien entre eux, des morceaux d’horreur que la distance, l’ignorance et le manque de compassion peuvent facilement dissoudre. Cela fait peu d’années que le Parti travailliste britannique a décidé qu’il était « temps de passer à autre chose » que la guerre en Irak, comme si cette boucherie de masse n’était qu’un éclatement domestique, un divorce désordonné, un conflit familial. Mais personne au Moyen-Orient ne comprendrait cela. Les Arabes qui subissent les conséquences considèrent naturellement les événements comme un continuum, un événement sanglant conduisant à un autre résultat sanglant. Ces tragédies ne se produisent pas dans le vide, séparées proprement par des invasions de superpuissance ou des menaces ou des attaques de missiles ou des infos en prime time ou des actes de terreur qui traversent les frontières nationales.

Ainsi, si la guerre en Irak a conduit à Daech – ce qui a été le cas –, Daech a traversé et retraversé la frontière irako-syrienne, apportant sa sauvagerie à la guerre civile syrienne. Ainsi, Raqqa engendra Mossoul qui engendra une série de villes avec des noms oubliables – des parties de la Ghouta orientale, par exemple, ou Afrin. Car tout ceci est aussi l’héritage que nous avons laissé aux peuples du Moyen-Orient. Et si la nouvelle puissance musulmane chiite irakienne attira naturellement les Iraniens, l’Arabie Saoudite a vu la main de l’Iran au Yémen et nous armons maintenant les Saoudiens pour continuer leurs bombardements des zones du Yémen contrôlées par les Houthis, soi-disant armées par les Iraniens. Encore 10 000 morts.

Si Trump va discuter avec Kim, alors il aurait pu discuter avec Saddam et éviter un bain de sang au Moyen-Orient

Nos armes – au gouvernement irakien et aux djihadistes de Syrie – sont tombées entre les mains de Daech et lorsque le régime syrien a vacillé, la Russie est arrivée avec sa propre puissance militaire. La « guerre contre le terrorisme » – qui a commencé pour nous le 11 septembre – s’est transformée en guerre contre l’Afghanistan puis, avec une duplicité scrupuleuse, en guerre contre Saddam, puis en guerre contre Daech et maintenant en destruction des Kurdes (nos alliés, rappelez-vous), en une nouvelle alliance entre Moscou et la plus grande armée de l’OTAN (la Turquie sous sultanat d’Erdogan). Oubliez la justice. Oubliez la dignité. Oubliez l’éducation. Nous n’étions pas intéressés par ces ambitions désespérées et justifiées des peuples du Moyen-Orient.

Et ça continue. À Mossoul la semaine dernière, ils ont estimé qu’ils avaient encore plus de 10 millions de tonnes de gravats à défricher. Depuis 2013, les Irakiens ont condamné à mort plus de 3 000 prisonniers. Depuis 2014, 250 membres d’accusés islamistes ont été pendus, dont une centaine l’année dernière seulement. Les détenus et les prisonniers en Irak – gracieusement dénombrés par Human Rights Watch et Reuters – comptent aujourd’hui 20 000 hommes et femmes, dont 6 000 dans la seule prison de Nassariya, dans le sud de l’Irak. Ce chiffre est tout à fait à échelle Saddamite.

Nos guerres au cours des 15 dernières années ont été trop titanesques pour laisser une place aux pauvres Palestiniens pendant la plus longue occupation militaire de l’histoire moderne, si coûteuse que nous devons payer notre facture en vendant encore plus de milliards d’armes aux pays du Golfe pour alimenter la guerre civile sunnite-chiite. Nous détruisons Bagdad. Nous détruisons Mossoul. Les Russes aident à détruire Alep et la Ghouta. Ensuite, nous détruisons Raqqa. Nous pleurons tour à tour les civils d’Alep et de la Ghouta et détournons notre brillant regards  des morts de Mossoul et de Raqqa, et nous savons tous pourquoi. Mais nous sommes des faiseurs de roi. Si nous pouvons détruire cette ancienne terre de Mésopotamie, nous pouvons aussi désigner Jérusalem comme capitale d’Israël et Theresa May peut dire au monde que la Grande-Bretagne se sent encore « fière » de la déclaration Balfour de 1917.

Trump était donc prédestiné pour ce théâtre honteux. S’il peut décider à qui appartient Jérusalem et se préparer à parler à Kim, alors il est aussi le maître de l’Histoire. Si sa présidence amorale avait existé en 2003, il aurait pu se rendre à Bagdad et négocier, comme il le fait avec Kim, avec le vieux coquin du Tigre – et sauver le Moyen-Orient. Pas de guerre en Irak. Pas de bain de sang du Moyen-Orient. Imaginez. Le vrai verdict sur la présidence de Trump pourrait alors être : l’homme qui est arrivé au pouvoir trop tard !

=> Source : The Independent (traduction et intertitres : Pierrick Tillet)

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