Robert Fisk : les Palestiniens sont déterminés à récupérer les maisons dont ils ont encore les clés

La plupart des Palestiniens que j’ai interrogés sont convaincus qu’ils reviendront dans les maisons que beaucoup possédaient depuis des générations.

Les clés doivent toujours rester le symbole de la « Nakba » palestinienne (le « désastre »), quand, après un dernier tour de clé fatal, terrible, pour fermer les portes de leurs maisons, 750 000 hommes, femmes et enfants arabes ont fui ou ont été expulsés dans ce qui allait devenir l’État d’Israël en 1947 et 1948.

Un miteux musée des Souvenirs dans un taudis

Juste pour quelques jours, rappelez-vous, car la plupart d’entre eux étaient convaincus – ou pensaient l’être – qu’ils reviendraient au bout d’une semaine ou deux, rouvriraient ces portes d’entrée et rentreraient dans les maisons que beaucoup possédaient depuis des générations. Je ressens toujours un sentiment de « choc et de crainte » quand je vois ces clés – et j’en ai tenu une entre mes mains il y a quelques jours.

C’était une lourde clé, un peu comme les grosses clés de fer des grandes serrures de fer que les Britanniques et les Américains utilisaient il y a plus de cent ans, avec une longue et large embase, un anneau – par lequel vous tenez la clé – en forme de huit pour mieux le saisir entre deux doigts et le pouce.

L’agriculteur qui possédait cette clé vivait dans le village frontalier d’Al-Khalisa en Palestine et ferma pour la dernière fois sa maison – construite en pierres de basalte noires – le 11 mai 1948, quand la milice juive de Haganah refusa la demande des villageois de rester sur leur terre.

Les historiens israéliens et palestiniens sont tombés d’accord sur l’histoire du village. Aujourd’hui, al-Khalisa est la ville frontalière israélienne de Kiryat Shmona, et les quelques réfugiés qui survivent dans les camps sordides du Liban peuvent encore voir leurs terres s’ils se rendent à l’extrême sud du pays pour regarder de l’autre côté de la frontière.

Peu de camps peuvent se targuer d’être plus infects que les bidonvilles de Chatila, là où Mohamed Issi Khatib dirige son tout aussi miteux « musée des Souvenirs » dans un taudis orné de vieilles faux agricoles palestiniennes, de photocopies d’actes de propriété anglaises et ottomanes, de vieux postes de radio des années 1940, de pots à café en laiton… et de clés. Juste trois clés entre toutes. L’une d’entre elles, très endommagée, servait probablement pour un abri animal.

Le musée des Souvenirs à Chatila (photo : Duraid Manajim)

« Ce qui est légal n’est pas nécessairement juste »

La famille Khatib a perdu sa propre clé (celle que j’ai eue en main appartenait au grand-père d’un réfugié appelé Kamel Hassan). Mohamed est né au Liban, juste après que ses parents aient fui al-Khalisa, et quelques jours avant l’indépendance du nouvel État d’Israël.

La résolution 194 de l’Assemblée générale des Nations-Unies datée de 1948 stipulait que les Arabes devaient retrouver leurs foyers ; d’où l’inlassable revendication palestinienne – justifiée mais désespérée – d’un « droit au retour » sur leurs propres terres, désormais annexées par Israël.

La loi israélienne de 1950 sur la Propriété des absents s’oppose au retour des Arabes qui ont fui leurs biens pendant la guerre d’indépendance israélienne. Beaucoup d’Israéliens s’accordent pour dire que cette dépossession est injuste. Mais comme me l’a dit une fois l’excellent spécialiste libéral israélien Avi Schlaim, Israël a été admis à l’ONU en 1949. « Ce qui est légal n’est pas nécessairement juste », ajoutait-il.

Ce n’est pas un argument recevable pour Mohamed Issi Khatib, qui travailla jusqu’à sa retraite il y a 10 ans comme médecin pour l’Office de secours et de travaux des Nations Unies, créé en 1949 pour s’occuper des réfugiés palestiniens de la « Nakba » et plus tard pour ceux qui fuirent ou furent chassés de leurs maisons pendant la guerre de 1967 au Moyen-Orient.

Mohamed Issi Khatib s’occupe d’environ 5 millions de Palestiniens – dont beaucoup d’enfants et de petits-enfants des réfugiés de 1947-8, nés en exil, près d’un demi-million d’entre eux en provenance du Liban.

Le musée de la Misère de Khatib sent la fumée de cigarette – tout le monde ne respectait pas le jeûne du ramadan avant mon arrivée (ce qu’ils admettent gaiement), et il y a une légère odeur de rouille et de vieux papiers.

Mohamed Issi Khatib

« Israël est un « corps étranger » qui ne peut pas survivre »

Les documents et les passeports bruns me sont familiers. Au cours des années, j’ai vu des documents similaires, des titres fonciers et des passeports, habituellement surmontés par les armoiries des « protecteurs » britanniques du territoire palestinien, cette couronne familière, le lion et la licorne, et l’imprécation honi soit qui mal y pense [en français dans le texte, avec la faute d’orthographe sur le mot honni, ndlr].

Mais honte sur nous, les Britanniques, pour toutes ces absurdités. Khatib nous blâme pour le désastre palestinien et rappelle l’existence des clés. « Vous l’avez fait », dit-il en souriant complice parce que nous connaissons tous l’histoire de la déclaration Balfour vieille de 101 ans, qui déclarait le soutien de la Grande-Bretagne à une patrie juive en Palestine, mais cantonnait la population arabe à être une simple « communauté non juive existante ».

Mais lorsque je demande à Khatib s’il retournera jamais dans sa « Palestine » – un espoir que beaucoup de Palestiniens ont en réalité abandonné – il insiste sur le fait qu’il le fera, et explique sa conviction par un argument long, troublant et  : dans la région, Israël est un « corps étranger » qui ne peut pas survivre, qui a été imposé de l’extérieur.

Il parlait, lui ai-je dit, comme l’ancien président iranien Mahmoud Ahmadinejad – un crétin tout à fait comparable à Trump, selon moi – et je conclus qu’il devait dire au revoir à une solution à deux États si les Arabes continuaient de considérer ainsi leurs futurs voisins . Mais Khatib me répondit – à juste titre, je le crains – que le désir palestinien initial d’une telle solution [à deux États, ndlr] a été abandonné depuis longtemps face à la violence israélienne.

Mais alors, ai-je demandé, les Palestiniens ont-ils eu tort de réclamer un État indépendant pendant toutes ces années ? N’ont-ils pas fait d’erreurs ? « Ils en ont fait une », répliqua-t-il. « Leur erreur a été de partir, de sortir de Palestine. Ils auraient dû rester [en 1947 et 1948]. Nos pères et nos grands-pères auraient dû rester, même s’ils se sentaient en danger de mort, ils auraient dû rester sur leurs terres même s’ils devaient en mourir. Ma mère m’a dit une fois : « Pourquoi sommes-nous partis ? J’aurais dû te garder avec moi et rester avec toi là-bas ». »

Un symbole de regret plutôt que d’espoir

Quelle conclusion amère. Beaucoup de Palestiniens sont restés. Mais beaucoup sont restés et en sont morts – rappelez-vous Deir Yassin –  juste après la Seconde Guerre mondiale, quand ce conflit émoussa la compassion es Occidentaux au point qu’ils se fichaient de quelques centaines de milliers de réfugiés chassés de leurs foyers. Je comprends Mohamed parce que les parents ne prennent pas toujours les sages décisions, mais si j’avais été à leur place – la clé de ma maison à la main – je ne suis pas sûr que je serais resté. De toute façon, j’aurais moi aussi pensé que je partais seulement pour quelques jours…

Je suis allé dans la « Palestine » de ses parents à de nombreuses reprises. J’ai apporté avec moi d’anciennes clefs en Israël – les serrures avaient été changées, bien sûr. J’ai frappé aux portes des maisons arabes qui restaient, et j’ai parlé au Juifs israéliens qui y vivent maintenant. L’un d’entre eux a exprimé sa tristesse pour l’ancien propriétaire palestinien et m’a demandé de lui transmettre ses sentiments, ce que j’ai fait.

Un autre, un ancien Juif originaire d’une ville du sud de la Pologne, un survivant de l’Holocauste qui avait été chassé de chez lui par les nazis, sa mère assassinée à Auschwitz, m’a dessiné une carte où il vivait avec ses parents. J’ai même voyagé en Pologne, j’ai trouvé sa vieille maison et frappé à la porte. Une Polonaise a répondu et demandé – comme les Israéliens pourraient le faire s’ils pensaient que les Arabes allaient récupérer leur propriété : « Est-ce qu’ils reviennent ? » La loi polonaise donne en effet aux anciens citoyens juifs le droit de reprendre leurs biens confisqués par les Nazis.

Je comprends le besoin de Mohamed Khatib de rappeler au monde ce qui est réellement arrivé aux Palestiniens. Il me demande pourquoi je suis « pro-palestinien » et je réponds que je suis « pro-vérité, mais pas pro-palestinien ». Je ne suis pas sûr qu’il saisisse la nuance. La maison de ses parents avait trois pièces avec un ruisseau à côté, dit-il. Son père était un policier pendant le mandat britannique. Je le laisse cependant avec le sentiment que l’histoire s’étend à l’avenir comme au passé, qu’il ne reviendra jamais et que son petit musée et ses clés sont un symbole de regret plutôt que d’espoir.

=> Source : Robert Fisk, The Independent (traduction et intertitres : Pierrick Tillet)

A propos de Pierrick Tillet 3377 Articles
Un voyageur à domicile en quête d'une nouvelle civilisation.