
La Ghouta (« oasis » en arabe) désigne les terres cultivées qui entourent Damas au confins du grand désert de Syrie. Une bataille décisive s’y déroule entre des assaillants armés (les forces gouvernementales) et des assiégés armés (deux groupes islamistes qui se sont emparés de cette banlieue d’où ils bombardent régulièrement Damas). En bruit de fond, le cris d’orfraies hypocrites de la propagande occidentale qui ne retient que le sort dramatique de civils pris au piège. Le reporter Robert Fisk raconte…
Voici quelques faits cruels sur le siège de la Ghouta. Ils ont été ensevelis sous de vrais décombres, du vrai sang et sous les fausses expressions apocalyptiques et horrifiées de l’Occident. Lundi, Sergueï Lavrov, ministre russe des Affaires étrangères, donna la véritable problématique du siège en déclarant que Moscou et le gouvernement syrien « étaient prêts à déployer [dans la Ghouta] l’expérience acquise lors de la libération d’Alep ». Cette seule phrase – traduite aussi du russe par « tirer les leçons d’Alep » – a été considérée, quand elle fut écoutée, comme un avertissement que la Ghouta allait être détruite.
Mais les Russes ont passé de nombreux mois, avec les Syriens, à tenter de prendre des dispositions pour le départ des civils syriens de l’est d’Alep avant que le quartier ne soit reconquis. Après d’énormes progression des troupes syriennes dans les faubourgs, il y eut effectivement une évacuation de civils innocents, pendant laquelle des opposants armés du régime furent également autorisés à partir. Beaucoup furent escortés par des policiers militaires russes armés et en uniforme jusqu’à la frontière turque. D’autres préférèrent – imprudemment, sans doute – être conduits sous escorte jusqu’à Idlib, le grand « dépotoir » provincial pour les combattants islamistes et leurs familles, qui est maintenant, bien sûr, également assiégé.
Aucun combattant islamiste ne figure jamais sur les images de la Ghouta (ou d’Alep-est) publiées par les médias occidentaux
Ce que Lavrov avait en tête, c’était d’obtenir un accord similaire avec les rebelles armés de la Ghouta. Les Russes et les Syriens ont des contacts directs avec ceux qu’ils appellent des « terroristes » – ce mot si prisé des occidentaux quand ce sont eux qui attaquent, comme les Russes, les groupes islamistes d’al-Nosra (ex al-Qaïda). C’est ainsi qu’à la fin du siège du dernier quartier rebelle de Homs l’année dernière, des troupes russes en uniforme autorisèrent des islamistes armés et souvent encapuchonnés à partir pour Idlib. J’ai vu ça de mes propres yeux.
Les rebelles/terroristes/islamistes/opposition armée – choisissez le qualificatif de votre choix – sont, bien sûr, l’autre « facteur » du bain de sang de la Ghouta qui ne doit être ni abordé, ni évoqué, ni mentionné, ni utilisé, ni même connu. Parce que les combattants d’al-Nosra présents à la Ghouta – qu’ils aient ou non fait pression sur les civils des banlieues pour qu’ils servent de « boucliers humains » – font partie du mouvement original d’al-Qaïda qui a commis des crimes contre l’humanité en Amérique en 2001 et qui ont, plus souvent qu’on ne l’admet, coopéré en Syrie avec Daech, ce culte vicieux que les États-Unis, l’UE, l’OTAN et la Russie (ajoutez ici tous les autres défenseurs habituels de la civilisation) ont promis de détruire. À la Ghouta, al-Nosra a pour allié Jaish al-Islam, un autre groupe islamiste.
C’est un très étrange état de choses. Personne ne doit douter de l’ampleur du massacre de la Ghouta. Ni de la souffrance des civils. Nous ne pouvons pas hurler notre indignation lorsque les Israéliens attaquent Gaza (en utilisant le même prétexte de « bouclier humain » que les Russes aujourd’hui), tout en justifiant le bain de sang de la Ghouta au prétexte que les « terroristes » assiégés sont des islamistes d’al-Qaïda.
Mais ces groupes armés ne sont curieusement pas évoqués lorsque nous exprimons notre indignation face au carnage de la Ghouta. Il n’y a pas de journalistes occidentaux pour les interroger – parce que (bien que nous ne le disions pas) nous, journalistes, nous ferions couper la tête par ces défenseurs de la Ghouta si nous essayions ou même osions entrer dans la banlieue assiégée. Et les images que nous recevons de la Goutha ne montrent – c’est incroyable – aucun combattant armé. Cela ne signifie pas que les enfants blessés ou morts ou les cadavres ensanglantés – bien que les visages soient « floutés » par nos zélés rédacteurs de télévision – ne sont pas réels ou que le film est faux. Mais les images ne montrent clairement pas toute la vérité. Les caméras – ou les rédacteurs – ne montrent pas les combattants d’al-Nosra qui sont dans la Ghouta. Et ils ne le feront pas.
Les premiers films d’archives de sièges – de Varsovie en 1944, de Beyrouth en 1982, de Sarajevo en 1992 – montraient les vrais combattants qui défendaient ces villes, ainsi que leurs armes. Mais les images de la Ghouta – comme presque tous les films sur Alep-est – ne cadrent jamais ces hommes armés pourtant bien présents. Je ne les ai pas vus non plus mentionnés dans nos commentaires sur la souffrance des civils, sauf très passagèrement lorsque les médias américains et européens précisent que la Ghouta est « tenue par les rebelles ». Qui, alors, par des tirs de mortier, a tué six civils et en a blessé 28 dans le centre de Damas contrôlé par le gouvernement il y a 24 heures ? Un tout petit pourcentage par rapport aux victimes de la Ghouta, bien sûr. Mais ceux-là ont-ils été tués par des fantômes ?
C’est une omission importante – parce que la clé de ces massacres de civils et des 250 derniers morts réside dans l’affrontement entre assaillants armés et assiégés armés. Les commentaires de Lavrov de ces deux derniers jours suggèrent que les Russes proposaient pour la Ghouta un statut étrangement qualifié de « deconfliction », en clair un cessez-le-feu effectif pendant lequel de l’aide pourrait être envoyée à la Ghouta et les blessés évacués. Mais – selon Lavrov – al-Nosra n’a pas donné suite.
Admettons. Mais pouvons-nous nous plaindre si nous ne sommes pas capables de négocier de notre côté avec l’opposition islamiste armée à Assad (je ne parle pas ici de Daech) ou essayer d’organiser notre propre cessez-le-feu, même avec l’aide russe ? Après tout, ce sont nous qui avons armé ces gens pendant des années ! Mais non, nous ne prendrons aucune décision en ce sens. C’est ainsi que nous nous agitons avec une hypocrisie toujours croissante et une emphase de plus en plus servile.
Une propagande de mots outranciers
Au cours des dernières 48 heures, par exemple – prêtons bien attention à cela – nous avons entendu les États-Unis, les Nations-Unies, des ONG et des médecins en contact avec les hôpitaux de la Ghouta clamer que la banlieue était le théâtre de « crimes de guerre flagrant sur une échelle épique [sic] », de « jour du jugement dernier », de « massacre du 21ème siècle », de « violence hystérique » – si cela signifie quelque chose – et, de la part de la vieille ONU elle-même, que la violence à la Ghouta était « au-delà de l’imagination » à tel point qu’il « n’y avait plus de mots [pour la décrire] ».
Encore une fois, rappelons-nous que les gens de la Ghouta paient un prix grotesque, féroce et honteux en souffrance humaine pour s’être retrouvés en pleine guerre syrienne, entre les mains – oui – des Russes et des Syriens. Mais les saints absurdes de la bureaucratie onusienne – qui, hélas, ne se trouveront jamais, au grand jamais, à court de mots – et ceux qui décrivent le siège de la Ghouta comme « le jour du jugement dernier » pensent-ils vraiment ce qu’ils disent ? Essayons, à propos d’atrocités, de garder le sens de la mesure. Auschwitz et l’Holocauste juif, le génocide rwandais, l’Holocauste arménien et les innombrables meurtres de masse commis au 20ème siècle (nous pourrions nous rappeler discrètement les pertes subies par la Russie face aux hordes de Hitler) étaient beaucoup plus proches du « jour du jugement dernier » que la Ghouta. Comparer ce terrible siège aux crimes contre l’humanité du siècle dernier, c’est déshonorer des millions de victimes innocentes de crimes bien pires.
La vérité est que les cris d’horreur poussés de « notre » côté sont des substituts. Pourquoi l’ONU n’a-t-elle pas « manqué de mots » durant la première année de la guerre ? Beaucoup de victimes syriennes étaient déjà à court de mots en 2012, notamment parce qu’un grand nombre d’entre elles étaient mortes. Les statistiques que nous utilisons indiquent que 400 000 civils seraient pris au piège là-bas. Quel est le chiffre réel, pourrions-nous peut-être nous demander ? On nous a dit que 250 000 personnes avaient été prises au piège à Alep en 2016 alors qu’elles n’étaient qu’environ 92 000. 92 000, c’est suffisant pour parler de crimes de guerre. Et s’ils n’étaient que 200 000 pris au piège dans la Ghouta, cela suffirait pour constituer une histoire d’horreur en soi.
La réalité est que le siège de la Ghouta continuera jusqu’à sa reddition et son évacuation. Aucun des mots que nous prononçons n’empêchera ce scénario sombre et nous le savons – en tout cas, ceux qui nous dictent notre position morale, le savent. Rien sur le terrain ne changera. Et quand la Ghouta « tombera » – ou sera « libérée », comme le diront à coup sûr les assiégeants – alors la destruction de la ville d’Idlib commencera. Et une fois encore ce sera « le jour du jugement dernier », de la « violence hystérique » et du « massacre du 21e siècle » (surpassant vraisemblablement les sièges d’Alep et de la Ghouta). Aucune condamnation occidentale n’arrêtera cela. Nous sommes en faillite, hurlant notre indignation sans le moindre espoir – ni la moindre intention – de sauver les innocents. C’est la triste histoire que les historiens retiendront, je le crains, du siège de la Ghouta. Le pire est qu’ils auront raison.
=> Source : Robert Fisk, The Independent (traduction et intertitres : Pierrick Tillet)