
La Syrie continue de masser ses forces armées autour de l’enclave de la Ghouta près de Damas, y compris des unités commandées par Maher, le frère du président Bashar al-Assad, et par le colonel Soheil Hassan, dit le « Tigre », rendu célèbre par ses victoires militaires dans tous le pays.
Au lieu de se déplacer de nuit – tactique traditionnelle adoptée par l’armée pendant la guerre – les forces syriennes dévalent les autoroutes à bord de leurs 4×4 vers la capitale en plein jour, depuis Alep et Homs au nord, Deraa au sud, et même depuis la banlieue de Damas. Les autorités syriennes veulent ainsi signifier visiblement aux rebelles islamistes de la Ghouta que leur combat va prendre fin.
Malgré le veto de la Russie à l’ONU jeudi soir, les négociations se poursuivent entre trois groupes rebelles et l’armée syrienne – sous la médiation directe des Russes – pour établir des « couloirs humanitaires » et des « voies d’évacuation » pour des dizaines de milliers des civils piégés à l’intérieur de la Ghouta, vaste zone de bidonvilles et de terres cultivées aux mains des groupes rebelles islamistes et autres depuis 2013. Des discussions presque identiques eurent lieu entre islamistes et gouvernement sur Alep-est avant sa chute en décembre 2016. Une caractéristique de la guerre syrienne.
Mais malgré toute la rhétorique de l’Occident – et le refrain constant de l’ONU selon lequel les civils de la Ghouta orientale connaissent « l’ enfer sur terre » – les bombardements massifs syriens et russes vont continuer. La faction islamiste al-Nosra, « enfant » d’al-Qaïda et de l’infamie du 11 septembre, semble être plus réticente à se rendre aux Syriens – même en étant autorisée à partir avec ses armes légères – que la milice favorite de l’Arabie Saoudite, Jaish al-Islam, ou celle proche du Qatar, la « légion Rahman ». On raconte même que les factions soutenues par l’Arabie saoudite et le Qatar se querellent – même maintenant, à l’intérieur de la Ghouta – au sujet du conflit du Golfe entre Saoudiens et Qataris.
Rappelez-vous que beaucoup de victimes civiles sont des proches parents des soldats qui assaillent la Ghouta
Il semble qu’il n’y ait pas une telle désunion parmi leurs ennemis. La Garde présidentielle est aux abords de la Ghouta et les Syriens ont amené leur 14ème Division (Forces Spéciales) jusqu’aux faubourgs. La 4ème division blindée de Maher Assad, basée à Damas, est positionnée sur le périmètre, tout comme la 7ème division militaire, et les troupes appartenant aux unités commandées par le colonel « Tigre » Soheil Hassan.
Compte tenu du nombre de régiments de l’armée autour de la Ghouta, Hassan ne peut pas être le commandant en chef, un poste qui reste diplomatiquement indéfini. Mais les convois de chars, de véhicules blindés, de canons de campagne et de camions jaillissant en plein jour vers Damas – et immortalisés avec enthousiasme par les photographes gouvernementaux – sont destinés à être vus.
La Ghouta va tomber. C’est le message. De l’intérieur de l’armée syrienne, il y a des tentatives pour expliquer la cruauté de l’assaut. Des milliers de soldats ont été tués dans les combats autour de la Ghouta depuis 2013. De vastes « ressources » militaires – mot utilisé par l’armée – ont été utilisées dans cette bataille au cours des années. La plupart des attentats à la voiture piégée à Damas et les bombardements constants au centre de la capitale ces quatre dernières années sont le fait des forces islamistes de la Ghouta, en particulier du district de Douma. Bien sûr, il y a les explications habituelles des officiers d’artillerie : des frappes « chirurgicales», des rebelles cachés dans les hôpitaux et utilisant des civils comme « boucliers humains » ; mais ce sont des mots que le monde a déjà entendu auparavant – des Américains à propos de Mossoul et de l’Afghanistan, des Israéliens à propos de Gaza et des Russes à propos de la Tchétchénie.
Et les images, comme d’habitude, parlent plus fort que les mots. Si les images de la Ghouta orientale ne montrent jamais clairement les islamistes armés qui combattent dans l’enclave, il n’y a aucune raison de douter de la souffrance des civils. Et certains de ces civils, il faut le rappeler, sont inévitablement des parents des soldats syriens qui ont l’intention de prendre d’assaut la Ghouta. Beaucoup des militaires syriens qui reconquérir l’est d’Alep en 2016 avaient des membres de leurs propres familles qui vivaient là.
Syriens et Russes perdraient toute crédibilité s’ils interrompaient leur démonstration de puissance
Mais la Ghouta subit un autre type de siège, qui n’a pas de précédent dans cette guerre. « Choc et soumission » – ou choc et terreur – voilà ce que les ennemis de la Syrie sont censés vivre. Les attaques aériennes russes et syriennes en sont la démonstration. Même si les cartes semblent simples sur les écrans de télévision, les guerres sont infiniment plus chaotiques. Pensez à l’effet d’une brique frappant le pare-brise d’une voiture, aux douzaines d’éclats fissurant le verre. C’est à quoi ressemblent les cartes militaires syriennes.
On dit maintenant que si la première avancée syrienne dans la Ghouta se déplace contre les zones contrôlées par al-Nosra, cela signifie que les combattants d’al-Qaïda sont plus entêtés dans les négociations que ceux des deux autres grands groupes. Ils souffriront d’abord, et les civils aussi bien sûr. C’est la leçon inévitable de cette guerre terrifiante. Les Syriens, avec les milices irakiennes et le Hezbollah, ont en effet des plans pour envahir la Ghouta tenue par les rebelles. Et après cette démonstration de puissance de feu, comment les Syriens et les Russes pourraient-ils s’arrêter désormais ? S’ils le faisaient, quel serait leur crédibilité lors du prochain siège ? Dans le nord-ouest d’Idlib, par exemple. Ou dans les villes tout autour.
Donc, quand la Ghouta sera tombée, ce sera au tour d’Idlib. Puis les Syriens devront décider comment rompre l’emprise américano-kurde sur Raqqa – peut-être est-ce une des raisons pour lesquelles les forces pro-syriennes sont allées à la rescousse des Kurdes dans la province d’Afrin, au nord du pays, pour enfoncer un coin supplémentaire entre Turcs et Américains, et forcer Washington à abandonner ses alliés kurdes sur l’Euphrate.
Il est douloureux de se rappeler comment l’on vécut en paix un siècle durant sur ces immenses paysages de rivières, de déserts et de flancs de montagne – leurs sociétés très cadrées, bien sûr, et sans justice – avant le bain de sang. La Ghouta reçoit les eaux de cinq rivières, et l’édition française de 1912 du manuel de voyage de Baedeker en « Syrie et Palestine » décrit comment les affluents coulant dans les sables à l’est confèrent à la Ghouta le nom de « Lacs des Prairies ». Mais c’était la Syrie d’avant.
=> Source : Robert Fisk, The Independent (traduction et intertitres : Pierrick Tillet)