Robert Fisk : pourquoi les médecins du Moyen-Orient négocient-ils avec des armées étrangères ?

Mossoul

Jonathan Whittall de Médecins sans Frontières attaque avec véhémence ce qu’il appelle les « stéthoscopes à louer », ceux qui opèrent « en tant qu’entrepreneurs motivés par le profit plutôt que par les principes qui guident l’action humanitaire dans les conflits ».


Les médecins étrangers dans les zones de guerre doivent parler aux méchants. Toujours. Les ONG ont besoin de protection, elles doivent négocier des points de contrôle, elles doivent parfois corrompre des hommes armés avec de la nourriture – pensez au Darfour. Parfois – rappelez-vous l’Afghanistan et le CICR – ils sont assassinés. Mais les sièges des villes au Moyen-Orient ces deux dernières années ont produit un défi nouveau et bien plus  inquiétant : les groupes d’aide médicale qui s’intègrent dans les armées et les milices et s’alignent ainsi dans un des camps du conflit.

Jonathan Whittall de Médecins sans Frontières (MSF) a commencé à donner l’alerte pendant et après le siège de Mossoul lorsque les médecins et le personnel médical ont parfois autorisé les forces de sécurité locales à vérifier l’identité des patients entrant dans leurs hôpitaux ou centres d’aide. « Parfois, ils donnaient les noms des patients aux services secrets locaux », a déclaré Whittall à The Independent. « D’horribles compromis ont été conclus pour travailler main dans la main avec la coalition militaire internationale. Les blessés n’étaient souvent pas traités comme des patients mais comme des suspects. Cela compromet fondamentalement la confiance que les patients ont dans les médecins. Et cela rend notre travail moins efficace. »

Basé à Beyrouth, Whittall est directeur du département d’analyse de MSF et a passé les quatre premières semaines du siège de Mossoul – alors que les troupes et les milices irakiennes de la coalition US encerclaient les forces de l’EI parmi des dizaines de milliers de civils – en marge des combats, recevant un afflux de blessés alors que les lignes de front avançaient. Il était tellement consterné par les « compromis » dont il a été témoin qu’il a écrit plus tard au British Medical Journal.

« Un médecin volontaire norvégien » en tenue de combat et gilet pare-balles

Seize ans après le début de la « guerre contre le terrorisme », Whittall a donné une description indignée du siège de Mossoul : « La plupart des acteurs humanitaires se comportent tel que l’ancien secrétaire d’État américain, Colin Powell, le disait en 2001 : ces ONG sont un complément de force pour nous, une part importante de notre équipe de combat. »

Selon Whittall, la majorité des blessés « arrivent d’abord dans des points de stabilisation des traumatismes (TSP) situés près de la ligne de front et intégrés dans différentes divisions des forces de sécurité nationales irakiennes. Certains TSP sont dirigés par du personnel médical armé, dont certains portent sur leurs uniformes des écussons où est écrit « Make Mosul Great Again » – une référence claire à la campagne militaire américaine. » MSF est entièrement financé par des dons privés en Irak. Selon Whittall, les hôpitaux de MSF « sont des zones démilitarisées… nous négocions avec toutes les autorités pour qu’elles ne fassent pas appliquer leur loi dans nos hôpitaux. »

Au début de l’année dernière, le média américain PBS Newshour a publié une photographie de ce qu’il appelait « un médecin volontaire norvégien » en train d’écrire « Make Mosul Great Again » en bas d’un panneau d’affichage de l’EI détruit à l’ouest de Mossoul. Le plus extraordinaire sur la photo – non mentionnée dans la légende – était que le Norvégien portait un uniforme de combat militaire et un gilet pare-balles. Le slogan « Make Mossoul Great Again » est apparu sur le blog de l’armée américaine Soldier Systems qui a publié l’année dernière des photos d’épaulettes avec le même logo – mises en vente, parmi d’autres insignes militaires irakiens, « afin de reverser 100% du produit de la vente à l’aide médicale et à l’équipement au profit des civils qui fuient actuellement l’EI ».

L’insigne appartient à l’ISOF (Forces d’opérations spéciales irakiennes), la soi-disant « Division d’Or », créée avec l’aide des Américains en 2003 et qui comprend une unité appelée en arabe « jihaz mukafahat al-irhab » – qu’on peut traduire « bureau de lutte contre le terrorisme » – financé par le ministère irakien de la Défense.

Le même blog Soldier Systems se vantait il y a 10 mois d’être allé « au Kurdistan et en Irak ces deux dernières années pour soutenir le Peshmerga [kurde] et maintenant récemment l’ISOF avec une certaine (sic) compétence. Au cours de nos derniers voyages, nous avons rencontré et collaboré avec une organisation appelée « Académie de Médecine d’urgence », les aidant à apporter de l’aide aux civils et aux soldats sur le champ de bataille. Ces gars sont une bonne affaire. Basés en République slovaque, ils sont actuellement intégrés à l’ISOF et font beaucoup de bien sur le front médical. »

L’Académie de Médecine d’urgence se décrit comme une « ONG internationale basée en Slovaquie », opérant « dans un Irak déchiré par la guerre » où « la lutte contre le soi-disant État islamique continue et où nos paramédicaux et médecins certifiés travaillent pour sauver des vies humaines … » Mais l ‘« Académie » déclare aussi : « Nous coopérons étroitement avec [la] communauté humanitaire internationale, le personnel médical civil et militaire et la sécurité et les forces armées de la coalition. » Elle ne décrit pas la nature de sa « coopération » avec la « sécurité et les forces armées ».

Les douteuses pratiques de l’Organisation mondiale de la Santé

Mais Jonathan Whittall reste profondément troublé. Dans un hôpital MSF au sud de Mossoul pendant les combats, il dit avoir entendu son unité médicale décrite comme « l’hôpital américain », illustrant le risque que tout « étranger » soit associé à la campagne militaire américaine. Les difficultés de MSF ont été provoquées par les décisions « d’autres acteurs médicaux » de s’aligner avec un des camps du conflit.

Dans son article du British Medical Journal, Whittall attaque avec véhémence ce qu’il appelle les « stéthoscopes à louer », ceux qui opèrent « en tant qu’entrepreneurs motivés par le profit plutôt que par les principes qui guident l’action humanitaire dans les conflits. D’autres patients sont envoyés dans un hôpital géré par une organisation chrétienne. Dans ces hôpitaux, ces patients sont officiellement contrôlés par les forces de sécurité munies d’une liste de membres ou de sympathisants potentiels de l’État islamique. Une telle utilisation des installations de santé à des fins d’application de la loi rend ces établissements de santé suspects et met les soins de santé au service d’un seul des camps du conflit. »

L’Organisation mondiale de la Santé (OMS) adhère aux devoirs éthiques de la profession médicale, dit Whittall. « Pourtant, c’est cette même OMS qui a sous-traité son programme de santé d’urgence à ces hôpitaux, y compris la pratique du dépistage par les forces de l’ordre. »

L’OMS aurait-elle par exemple financé des postes médicaux russes pour être intégrés à des unités de l’armée syrienne sur les lignes de front à l’est d’Alep ? Non, ils ne l’ont pas fait. Mais personne n’a remis en question la décision de faire le même compromis politique en Irak. Au Yémen, en Égypte, en Libye, au Mali et au Nigeria, des manoeuvres similaires pourraient bientôt se développer. De quel côté seront les médecins alors ?

Robert Fisk, The Independent (traduction et intertitre : Pierrick Tillet)

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