Robert Fisk : une boîte de conserve britannique en zone contrôlée par l’EI

Exclusif : je suis le premier reporter occidental  à atteindre ce deuxième front en Syrie – et je peux vous dire que la bataille contre l’EI sur le terrain est loin d’être terminée.

Il fait en dessous de zéro degré sur la vaste colline de terre au-dessus de Totah, mais à travers la brume et la pluie verglaçante, je peux voir la cible du général syrien, un petit village tenu par l’EI dans une vallée de boue. Il déclenche un tir d’artillerie avec ses canons Shilka, et vous attendez quelques secondes avant que les obus tombent derrière un bouquet d’arbres à flanc de colline. La fumée jaillit dans l’air froid et il faut encore quelques secondes avant que le bruit des explosions ne nous parvienne. Puis encore quelques secondes avant que l’EI ne riposte aux Syriens. Le tir d’une mitrailleuse lourde qui fait écho et assourdit la vallée. L’EI n’est pas encore battu. Il dispose encore de nourriture. En provenance du Royaume-Uni, pas moins. Mais voyons ça plus tard.

Le général, devrais-je ajouter, est surnommé « César ». Les quartiers généraux militaires à Damas interdisent désormais aux officiers de donner leur vrai nom – parce que, disent-ils, plusieurs ont été assassinés après que leurs noms aient figuré dans les médias syriens.

Pour ma part, je me demande s’ils veulent aussi empêcher les généraux d’avoir de grosses têtes.

César – à ne pas confondre avec son ami, plus agressivement nommé Général « Nimr » (Tigre) – est en effet un homme de grande taille, apparemment immunisé contre le givre du soir qui recouvre la boue. Il porte un bonnet de laine sur la tête et des lunettes de soleil accrochées dessus. Il travaillait au palais présidentiel à Damas. C’est le genre d’homme susceptible de vous révéler des secrets alléchants.

Des boîtes de tomates conditionnées à West Bromwich (GB)

Il estime qu’il y a deux Britanniques parmi les combattants de l’EI à Akerbat – ses soldats les entendent à la radio – et il est certain qu’il y a deux islamistes tchétchènes. Il ne parle pas tchétchène « mais nos amis russes nous disent qu’ils peuvent les entendre parler sur leurs radios ».

Et puis quand je lui demande ce qu’il a trouvé quand il a pris le territoire de l’EI dans cette poche islamiste de la Syrie au sud-est de Hama, il répond immédiatement : « Six véhicules-suicide de l’EI, une énorme voiture blindée pour transporter des combattants et beaucoup de nourriture. »

D’où vient la nourriture ? « D’Italie – mais mes soldats ont mangé la plupart de cette nourriture. » J’ai demandé à voir ce qui restait.

Alors vient un moment étrange. Il n’y a aucune surprise à ce qu’une armée mange les provisions de son ennemi. L’Armée rouge a fait cela à Stalingrad quand ils ont franchi les lignes de front des alliés italiens et roumains de Hitler et les ont trouvés bien approvisionnés en vin. Mais lorsqu’un soldat syrien arrive avec deux boîtes de tomates pelées et épluchées capturées dans un magasin d’alimentation d’ l’EI, je reste sous le choc. Bien que le contenu provienne d’Italie, il a été conditionné au Royaume-Uni. En fait, l’étiquette indique que les boîtes ont été vendues par « East End Foods » de West Bromwich. Ses soldats ne lisent pas l’anglais. Mais moi, bien sûr, je peux : « Spécialement emballé pour East End Foods, plc [public limited company, ndlr] », dit-il. « East End House, Kenrick Way. West Bromwich B71 4EA. Convient aux végétariens. » Le numéro de téléphone et le site internet de l’entreprise figurent également sur l’étiquette.

Il serait intéressant de savoir comment des conserves des West Midlands ont atterri en territoire islamique

« César » devine que ces produits ont été introduits clandestinement de Turquie, mais il serait intéressant de savoir comment ces conserves de la région britannique des West Midlands ont atterri sur cette colline décharnée et gelée au centre de la Syrie. Qu’est-ce que l’East End Foods, plc, a demandé « César » ? Ses soldats, devrais-je ajouter, ont dit qu’ils avaient apprécié la nourriture.

Officiellement, l’EI est encerclée ici – d’où le nom de soi-disant « poche » de l’EI – même si le général, criant parfois pour être entendu dans le vacarme des tirs, reconnaît qu’il ne peut contrôler chaque oued dans une enclave de l’EI qui fait 22 km de large et 48 km de long . Les lignes allemandes de Stalingrad – promis, c’est la dernière référence à la Seconde Guerre mondiale dans cet article – ne mesuraient que 14 km de long à la fin de la bataille. En fait, les Syriens qui se battent pour l’EI dans l’enclave supposés avoir le choix de franchir les lignes et de rentrer chez eux s’ils le souhaitent après une réunion de « réconciliation ».

« Même ceux de l’EI, s’ils veulent sortir de Syrie, pourraient en obtenir le droit. Pas pour leurs pays – mais pour les organisations terroristes qui les envoient. »

Mais le moment le plus inattendu survient lorsque « César » affirme que 20% de ses propres unités combattantes sont d’anciens membres de « l’Armée syrienne libre », l’un des premiers groupes armés d’opposition dans lesquels l’Occident a investi de l’argent et des armes. L’ASL a été une force financée pendant de nombreuses années – même si le discours au parlement de David Cameron prétendant qu’ils étaient 70 000 relevait de la plus profonde fantaisie – mais trois sources en Syrie me confirment que la déclaration du général est correcte.

Les ex-hommes de l’ASL reçoivent le même salaire que les autres militaires syriens réguliers, il y a des officiers – mais aucun dans les forces de « César », assure celui-ci – et certains d’entre eux appartenaient aux troupes régulières syriennes avant de rejoindre l’opposition en 2011 et 2012. S’ils meurent « en martyrs » au combat, leurs parents recevront une indemnisation, conclusion sinistre, sans aucun doute, à leur vie trépidante passant d’un camp à l’autre.

« Nous ouvrons la porte à tout membre de Daech qui veut venir », insiste César. « Il y a trois mois, plusieurs familles sont venues de la campagne de Hama. Bien que cela aide Daesh, nous permettons que la nourriture passe à travers les lignes, parce qu’il y a des familles là-bas. Ce ne sont pas nos gens, mais les familles des terroristes. Déjà, nous avons confisqué des téléphones portables à des prisonniers et ils nous ont donné le nombre de personnes âgées vivant dans la zone contrôlée par Daech. »

Dans la campagne environnante, les immenses amoncellements de terre de l’EI traversent le paysage – récemment ment repris par l’armée – qui ressemblent à des tranchées de la Première Guerre mondiale, sur des kilomètres, avec des abris encore jonchés de roquettes usagées. Mis à part les six véhicules kamikazes, « César », qui est le chef de l’armée syrienne dans tout le secteur, a trouvé un wagon de fer encore plus monstrueux dans le nouveau village d’Akerbat, peut-être le plus grand véhicule de ce genre jamais construit par le culte islamiste.

La sinistre carcasse du véhicule-suicide le plus effrayant de l’EI, capturé par l’armée syrienne (photo : Yara Ismail)

Sur le parvis de son quartier général, se trouve un véhicule sinistre bordé de fer, un toit de fer, des réservoirs d’essence en fer renforcé, des boucliers en treillis métallique peints en brun et toute sa carcasse peinte en noir. Il pouvait contenir jusqu’à 20 hommes, vraisemblablement des kamikazes pour une attaque massive. Les flancs de fer renforcés de cette machine lugubre ressemblent à des tuyaux provenant de l’industrie pétrolière, coupés en deux et ensuite scellés en tranches sur le wagon. Les Syriens ont constaté que beaucoup de ces véhicules avaient été fabriqués dans une zone industrielle construite par l’EI il y a plusieurs années. Tant pis pour le Premier ministre irakien qui déclarait jeudi à Davos que l’EI entraînait ses kamikazes dans un territoire sous contrôle du gouvernement syrien.

Et que dire des morts de l’EI ? Sont-ils enterrés ? Ou jetés aux chiens comme je sais qu’ils ont été dans le nord de la Syrie ? L’EI fait de même pour les morts syriens. « Ils se font exploser plutôt que de se rendre à nous », dit « César ». « Ils ont tous des explosifs sur eux. » Et avec un sourire tranchant, il montre sur une tablette Galaxy des photos de cadavres de l’EI, toutes coupées en deux, la tête partiellement déchiquetée, l’une d’elles peut-être soudanaise. L’EI fait la même chose, bien sûr. Et à Hama plus tard dans la même nuit, un jeune officier m’a montré une photo de lui avec le pied posé sur la poitrine d’un cadavre de l’EI à moitié nu. Jamais encore, lui ai-je fait remarquer, je n’avais vu une guerre dans laquelle tant de gens prenaient des photos de tant de leurs ennemis morts. Un autre conséquence, je suppose, de l’ère Facebook.

Quant à « César », ses derniers mots furent un peu dérangeants. « Tout ce que vous écrivez, me dit-il du haut de sa colline glaciale, a deux significations. » Un général intelligent.

Robert Fisk, The Independent (traduction et intertitres : Pierrick Tillet)

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