Robert Fisk : pourquoi le documentaire d’Al Jazeera sur le lobbying israélien aux États-Unis n’est-il pas diffusé ?

L’étrange report par la chaîne Al Jazeera d’un documentaire percutant – par avance déclaré antisémite – sur le lobbying israélien aux États-Unis. L’analyse de Robert Fisk.


Alors, quand vais-je pouvoir regarder l’enquête percutante d’Al Jazeera sur le puissant lobby israélien aux États-Unis ? Vous vous rappelez, Al Jazeera? La chaîne satellitaire du Moyen-Orient, qui a fait ses preuves, a transformé le Qatar en un empire médiatique dont les reportages ont effrayé les dictateurs et mis en colère les potentats et les présidents ? Pourquoi George W. Bush voulait-il donc bombarder son siège à Doha ? Sans doute parce que la chaîne a dû faire quelque chose de bien. Elle a même un bureau à Jérusalem.

Mais quelque chose semble clocher. Non pas l’aventure américaine désastreuse d’Al Jazeera, qui était censée nous libérer des scories diffusées sur CNN et Fox News, et qui finit par comporter comme CNN et Fox News. Ni même la tragi-comédie de l’emprisonnement de ses journalistes dans l’Égypte de Sissi, amochée par les lois burlesques du Caire et la stupidité de la direction d’Al Jazeera au Qatar.

Non, je parle d’un documentaire intitulé The Lobby, réalisé par l’un des meilleurs journalistes d’Al Jazeera, Clayton Swisher, l’homme dont l’enquête exclusive (et le livre) sur les « Palestine Papers » déclencha l’ouverture de  négociations secrètes et scandaleuses entre Israéliens et autorité palestinienne sous la houlette américaine de 2000 et 2010. Mais après des mois de report, The Lobby, qui a secrètement filmé des activistes américains pro-israéliens et des officiels israéliens et a été achevé l’automne dernier, n’est toujours pas près d’être montré – et Swisher lui-même s’est mis en congé. Il a même choisi d’expliquer sa frustration dans un article pour le magazine juif progressiste américain Forward, qui a toujours soutenu une vision libérale et souvent très critique d’Israël.

« Ne vous méprenez pas – j’adore Al Jazeera », m’a dit Swisher cette semaine. « J’adore travailler pour Al Jazeera. Ils ont fait des choses fantastiques. Et ils s’occupent très bien de leur personnel. Mais notre nouveau documentaire ne semble pas prêt d’être diffusé. »

Dans son explication publiée sur Forward, Swisher décrit comment son unité d’investigation primée – qui selon lui fonctionne « sans l’intervention du gouvernement qatari » – a infiltré un journaliste pour étudier « comment Israël exerce son influence en Amérique à travers la communauté américaine pro-israélienne. Mais quand certains partisans américains d’Israël de droite ont découvert le documentaire, il y eut un énorme contrecoup. Il a même été étiqueté comme antisémite dans une série d’articles. »

Rien d’étonnant là-bas, pourriez-vous penser. Tous les reporters qui osèrent critiquer Israël se sont habitués à la méprisante accusation d’antisémitisme qui leur fut adressée – mais il y avait un arrière-plan encore plus troublant dans les tentatives de Swisher de diffuser son documentaire.

Intenses manœuvres pour faire interdire la diffusion du documentaire

L’achèvement du documentaire, écrit-il, « est arrivé à un moment où, en raison d’un blocus arbitraire sur le Qatar imposé par les Émirats arabes unis et l’Arabie saoudite, le Qatar avait mis fin à ce blocus en faisant appel aux États-Unis. Selon les rapports, le Qatar a cherché à présenter son propre point de vue sur ce conflit en accueillant des leaders d’opinion, y compris de la communauté juive américaine. Des articles parus dans la presse israélienne, j’ai appris que [le professeur Alan] Dershowitz avait été amené à rencontrer l’émir qatari [Tamim bin Hamad Al Thani], et que les Juifs américains avaient évoqué en réunion ce qu’ils considéraient comme l’antisémitisme d’Al Jazeera. Bien sûr, notre documentaire n’est pas antisémite. C’est une exploration de la façon dont Israël, un gouvernement étranger, influence la politique étrangère américaine. »

Ironiquement, l’une des demandes de l’Arabie saoudite et des Émirats arabes unis pour un retour à des relations normales avec le Qatar était de fermer Al Jazeera.

La plupart des membres de l’équipe de Swisher à Al Jazeera sont américains ou britanniques, et il a recruté un jeune diplômé d’Oxford, James Anthony Kleinfeld, pour rencontrer et côtoyer des membres de groupes pro-israéliens à Washington. Quand cela a été découvert – en partie parce que Swisher, pour des raisons légales, a contacté ceux qui apparaissaient dans la vidéo pour dire que son équipe les avait filmés secrètement pendant l’enquête – il y eut tumulte.

Kleinfeld, qui utilisa apparemment le nom de « Tony Kleinfeld », fut accusé d’être « pro-palestinien » et de « s’être immiscé dans la foule pro-israélienne de Washington » en passant « des mois de sa vie à infiltrer méticuleusement des groupes pro-israéliens sous une nouvelle identité ».

L’inquiétude des lobbyistes israéliens n’était pas injustifiée. Les destinataires des lettres juridiques du groupe documentaire – faisant référence aux militants israéliens secrètement enregistrés « comprenaient l’AIPAC [American Israel Public Affairs Committee, ndlr], le Conseil israélo-américain, la Task Force Maccabee créée par Sheldon Adelson, le Projet Israël, l’Organisation sioniste d’Amérique et d’autres groupes. Bien que les journalistes de Swisher aient dénoncé le génocide au Myanmar, la corruption présidentielle aux Maldives et la pédophilie dans le football britannique, un autre documentaire tourné sous la direction de Swisher traitait de l’influence d’Israël sur la Grande-Bretagne et incluait une séquence secrètement filmée dans laquelle le responsable israélien Shai Masot discutait de la façon de « démolir » les députés britanniques considérés comme pro-palestiniens, y compris Sir Alan Duncan. Masot fut contraint de démissionner et l’ambassadeur d’Israël à Londres, Mark Regev, présenta des excuses officielles.

Selon Swisher, si son documentaire sur le lobby américain n’est pas diffusé prochainement, « il pourrait s’agir de munitions recherchées par un groupe de politiciens américains zélés qui souhaitent déclarer Al Jazeera comme une entité étrangère et nous qualifier de journalistes « espions ». » En réponse aux revendications antisémites après le documentaire de Londres, l’organisme de réglementation de la radiodiffusion Ofcom a jugé que le programme était « un documentaire d’enquête sérieux ». C’est à la même question, dit Swisher, que lui et son équipe cherchaient à répondre dans l’édition américaine de The Lobby : « savoir si le gouvernement israélien finançait ou impliquait des efforts de lobbying aux États-Unis en passant par un groupe de lobbying intérieur ».

Swisher explique que plusieurs « leaders d’organisations juives américaines » ont rencontré l’agent et lobbyiste du Qatar, Nick Muzin – un ancien assistant du sénateur américain Ted Cruz, qui soutint la reconnaissance américaine de Jérusalem comme capitale d’Israël – « pour voir s’il pourrait utiliser ses liens avec les Qataris afin d’empêcher la diffusion du documentaire ». Depuis le mois d’octobre, déclare Swisher, « nous avons dû faire face à une série de retards inexpliqués dans la diffusion de notre projet, comme je n’en ai jamais connu. On m’a dit à plusieurs reprises d’attendre et on m’a assuré que notre documentaire finirait par voir le jour. Puis, comme maintenant, j’ai pris au mot ma direction hiérarchique. Pour mes oreilles spécialement entraînées, « attendre » ne signifie pas « arrêt ». En fait, cela ne doit pas constituer un « arrêt ». »

Vérifier vos infos… jusqu’à ce qu’elles ne soient plus d’actualité !

Presque tous les journalistes que j’ai rencontrés au Moyen-Orient ont rencontré des problèmes similaires. Quand je travaillais pour le Times , j’ai signalé à Charles Douglas-Home, le directeur de l’époque, que j’avais la preuve que des officiers israéliens avaient secrètement enterré au moins sept prisonniers palestiniens et libanais – torturés à mort dans un centre d’interrogatoire – la nuit dans un cimetière de Sidon en 1983. Il voulait que je passe autant de semaines que nécessaire pour vérifier si l’histoire était vraie. Puis, des mois plus tard, lorsque des témoins sont apparus avec la preuve de l’enterrement, y compris le fossoyeur – les corps avaient encore les mains attachées dans le dos avec une corde en nylon quand on les lui amena – j’ai appelé mon rédacteur en chef. Mes témoins ont été « visités » par des membres armés de l’agence de renseignement israélienne Shin Beth, lui ai-je dit, et j’ai été moi-même embarqué autour de Sidon par des véhicules immatriculés en Israël. Il était temps de sortir l’histoire.

À ma grande stupéfaction, Douglas-Home – un rédacteur en chef qui a toujours soutenu loyalement mon travail dans tous les conflits du Moyen-Orient – répondit qu’il n’était pas sûr que « lancer une histoire comme celle-ci si longtemps après l’événement se justifia ». En d’autres termes, nous devions prendre le temps de vérifier nos informations sur une histoire aussi importante – mais en prenant le temps de faire soigneusement cela, nous dépassions les délais de publication.

Après beaucoup d’arguments – au cours de laquelle j’ai suggéré aux Israéliens qu’ils pourraient vouloir ouvrir une enquête militaire sur les morts s’ils voulaient éviter un scandale (ils ont dit, mystérieusement, que celle-ci était déjà en cours, ce dont je doutais) – l’histoire est sortie. On m’a dit qu’un rédacteur adjoint avait essayé de réduire l’article de deux tiers. Il n’y est pas parvenu. L’histoire est sortie en entier.

Donc, vieille histoire, nouvelle histoire. Je suis passé plusieurs fois sur Al Jazeera. Et personne ne m’a jamais demandé de contrôler mes paroles. Je ne l’ai pas fait non plus. Mais beaucoup d’entre nous attendent toujours de voir le nouveau documentaire de Swisher. Si celui-ci n’est pas diffusé, nous saurons alors quoi penser d’Al Jazeera.

=> Source : Robert Fisk, The Independent (traduction et intertitres de Pierrick Tillet)

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