Guerre de l’info : grandeurs et (petites) misères des réseaux sociaux

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Billet passionnant de Murtaza Hussain pour The Intercept sur la guerre de l’info et le rôle déterminant, irréversible, joué par les réseaux sociaux.

Murtaza Hussain raconte comment la prédiction faite dans les années 70 par le philosophe Marshall McLuhan dans son ouvrage « Nos affaires, c’est la culture » s’est réalisée. Marshall McLuhan :

« La Troisième Guerre mondiale [sera] une guerre-guérilla d’information sans aucune distinction entre participation militaire et civile. »

Ce qui était bizarre du temps de McLuhan, écrit Hussain, s’avère aujourd’hui très proche de notre réalité, grâce à l’accélération des technologies (Internet, smartphones…) et à la démocratisation des moyens d’édition et de diffusion des informations : les fameux « réseau sociaux ».

Ceux-ci permettent désormais à n’importe quel individu ordinaire, à n’importe quel groupe longtemps marginalisé (Palestiniens, militants afro-américains, féministes, écologistes, dissidents de tous poils) de créer leur mini-CNN et de faire la nique à l’ancien monopole des États-nations, à leurs services de renseignement et aux grandes institutions médiatiques établies. Ce nouveau paysage médiatique, poursuit Hussain, affecte particulièrement la conduite et la perception des guerres, des conflits, des révolutions.

Comment une Palestinienne de 16 ans dama le pion aux médias chevronnés et à leurs reporters « embedded »

Lors des bombardements de Gaza en 2014, l’utilisation intensive des réseaux sociaux par les civils palestiniens permis à ceux-ci de révéler au monde entier la brutalité des exactions de l’aviation israélienne et de désarçonner complètement la propagande balourde déployée par les autorités de Tel-Aviv pour justifier leur agression au nom de l’anti-terrorisme.

Des « journalistes-citoyens » anonymes, souvent très jeunes comme la Palestinienne Farah Baker (16 ans), furent projetés sur le devant de la scène médiatique par la qualité et la précision de leurs tweets ou de leurs publications Facebook, damant le pion aux journalistes « embedded » chargés depuis la première guerre d’Irak de transmettre la propagande officielle des États-nations va-t-en-guerre.

La répercussion de cette contre-propagande palestinienne sur l’opinion publique mondiale fut-elle que malgré la supériorité militaire démesurée d’Israël et la disproportion dans le nombre des victimes (2100 Palestiniens tués contre 66 morts Israéliens), malgré les dégâts considérables causés par l’aviation israélienne aux infrastructures palestiniennes de la ville, un spécialiste des relations internationales, David Rothkopf, évoqua « la défaite d’Israël à Gaza ».

Le prix de la liberté d’information

Le pouvoir grandissants des réseaux sociaux se vérifia lors de tous les conflits suivants, que ce soit en Ukraine ou en Syrie. Mais la guerre de l’information ne se mène plus seulement entre médias mainstream à la papa et réseaux sociaux, mais au sein même des réseaux sociaux où les partisans de camps antagonistes multiplient les informations contradictoires, comme on l’a bien vu lors du siège d’Alep en 2016.

Les médias mainstream furent prompts à hurler aux dangers du conspirationnisme, de la désinformation et des « fake news ». Mais ce travers évident des réseaux sociaux constitue aussi le prix à payer de la liberté d’information et du pluralisme des opinions. Un travers en tout cas bien moins dommageable que l’information cadenassée et à sens unique diffusée jadis par le États-nations. Mieux, la démocratisation des moyens sociaux d’informations permet à chaque citoyens-journalistes de démonter instantanément les tentatives de manipulations les plus grossières.

« On insiste beaucoup sur le côté négatif, sur les conspirations virales et sur la désinformation », écrit Matt Sienkiewicz, professeur de communication et d’études internationales à Boston cité par Hussain, « mais il y a aussi des raisons d’être optimiste, parce que beaucoup d’informations autrefois ignorées sont désormais révélées. »

Quand la rapidité d’information devient un handicap politique

Lors de l’explosion des Printemps arabes de 2011, les réseaux sociaux ne furent certainement pas les détonateurs que certains voulurent y voir, dit Hussain. Mais ils en furent les manifestes catalyseurs, les accélérateurs, les organisateurs.

Et c’est précisément cette capacité formidable d’accélérer les évènements qui constituent paradoxalement le principal handicap des réseaux sociaux. Ceux-là ne donnent pas assez de temps au temps. Ils ne laissent pas aux nouvelles forces politiques le temps de se structurer, à leurs futurs leaders le temps d’émerger et de s’imposer.

Les Printemps arabes, constate Hussain, n’avaient pas le Khomeini de la révolution iranienne, le Mandela de la révolution sud-africaine, le Lénine de la révolution russe. De fait, les révoltes populaires spontanées de 2011 ne pouvaient être que récupérées par des forces politiques déjà structurées (en l’occurrence, les Frères musulmans, en Égypte comme en Tunisie).

« L’aspect le plus déstabilisant des nouvelles technologies est peut-être la façon dont elles ont potentiellement accéléré la vitesse du changement politique.»

Un irréversible nivellement des règles du jeu entre gouvernants, militants et gens ordinaires

Par delà leurs grandeurs et leurs (petites misères), les réseaux sociaux ont au moins réussi à niveler les règles du jeu entre gouvernants, militants et gens ordinaires, conclut Murtaza Hussain :

« Au cours des dernières années, des groupes militants transnationaux, des activistes de la société civile et des hackers informatiques ont tous réussi à infliger des défaites à des bastions étatiques étatiques, notamment en tirant parti de la vitesse de la connectivité et de la communication offertes par Internet. »

Et cette accélération de l’Histoire, cette « démocratisation » de la guerre de l’information, est bien partie pour être irréversible, ajoute Hussain, quel que soit les efforts des États-nations pour en reprendre le contrôle.  La vieille prophétie de Marshall McLuhan s’est réalisée au-delà sans doute des attentes de son auteur.

Aujourd’hui, écrit Hussain, citant John Arquilla, auteur d’un article de 2007 intitulé « Des réseaux et des nations », « des ensembles de réseaux mondiaux et régionaux peu unis entre eux, activés par Internet, ont commencé à contester l’autorité des États-nations de la même manière que les États-nations avaient contesté l’autorité des empires un siècle plus tôt. »

=> Source : l’article de Murtaza Hussain sur The Intercept

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