Quand peuple et majorité s’opposent : le dilemme égyptien

<< Les dirigeants occidentaux qui nous disent que l’Égypte est encore sur la voie de la « démocratie » doivent se rappeler que Morsi a été élu lors d’une vraie élection, validée par les pays occidentaux >> (Robert Fisk).

Drôle de situation que celle de l’Égypte aujourd’hui, où majorité populaire et peuple divergent sur le choix de leurs dirigeants. Car c’est bien une confortable majorité d’électeurs qui porta au pouvoir le président Morsi et les Frères musulmans. Et c’est le peuple, descendu en masse dans les rues, qui est à l’origine de leur renvoi.

Majorité des urnes et peuple des rues

Remarquons que l’armée égyptienne, pièce maîtresse aussi bien dans la chute de Moubarak que dans le renvoi de Morsi, n’a jamais consacré qu’un état de fait politique dont elle n’était pas à l’origine. Ce n’était pas des uniformes qui convergeaient sur la place Tahrir et dans les autres villes du pays lors des deux premiers actes de cette (vraie) révolution en cours.

On n’épiloguera pas sur les devenirs possibles de l’évènement. Dans ces périodes de troubles, les choses peuvent basculer d’un côté comme de l’autre avec la même brusquerie et la même brutalité. On s’interrogera juste ici sur ce qui peut bien distinguer majorité et peuple au point de les voir diverger (et se foutre même sur la gueule).

Même s’il n’a obtenu qu’une courte majorité des isoloirs, note Fisk, Morsi a au moins été aussi bien élu qu’un George W. Bush en son temps ou un David Cameron. A-t-il déçu au point de voir cette majorité lui échapper et se révolter ? Fisk :

<< Mais alors faut-il que les armées européennes prennent le pouvoir dans leur pays chaque fois que les premiers ministres européens tombent en dessous de 50 % d’opinions favorables dans les sondages ? >>

Et que se passera-t-il, s’interroge le sourcilleux journaliste de The Independent si, lors de prochaines élections, la majorité des urnes choisit à nouveau ce Morsi dont ne veut plus le peuple des rues ?

Dur pour une population de devenir un peuple

Il y a bien un jour où il faudra se poser certaines questions (et éviter d’y donner des réponses simplistes à œillères) :

  • une majorité a-t-elle toujours raison ?
  • la volonté du peuple est-elle toujours majoritaire ?
  • le peuple se confond-il toujours avec la population ?

En réalité, les notions de peuple et de population majoritaire ne se confondent pas toujours exactement. Surtout dans les périodes troublées qui ne conviennent guère aux démocraties pépères et superficiellement consensuelles. Les périodes troublées voient souvent les peuples se révolter, quand les majorités frileuses se réfugient dans des régressions parfois carrément douteuses.

Notre Conseil Constitutionnel consacra lui-même innocemment la distinction entre peuple et population en interdisant l’appellation de « peuple corse » (rien d’autre qu’une population corse, sacrebleu !) au nom de l’unicité du peuple français (décision 91-290 du 9 mai 1991). Il faut du temps pour qu’une population devienne un peuple, écrivait jadis Victor Hugo en rebours.

C’est ainsi que le « peuple français » très minoritaire dont se réclamait le général De Gaulle en juin 1940 finit par triompher d’une population majoritairement pétainiste. C’est ainsi que quarante ans après Mai 68, un candidat à la présidentielle (Sarkozy) se demandait encore comment en éradiquer l’esprit, alors qu’une majorité écrasante d’électeurs avait pourtant cru s’en être débarrassé dès le mois qui suivit.

Eh oui, cher lecteur, je te sens au moins aussi perplexe que moi pour démêler l’impossible écheveau, tant politique que moral, où se trouvent entremêlées toutes ces notions troublantes. Mais pas grave, il nous reste les vacances pour essayer d’y voir plus clair. Ou penser à autre chose.

A propos de Pierrick Tillet 3377 Articles
Un voyageur à domicile en quête d'une nouvelle civilisation.