PROJECTIONS PASSIONNELLES

Je voudrais évoquer ici la polémique née du retour de Bertrand Cantat à la chanson. Et de l’interdiction morale que certains prétendent dresser contre la légitimité de ce retour. Il n’est pas dans mes intentions de faire un quelconque  »flash-back » sur le douloureux épisode de la mort (violente) de Marie Trintignant, dont Bertrand Cantat a été jugé responsable et pour laquelle il a payé. Je voudrais seulement essayer de décrypter la façon dont nous, nous considérons, jugeons et gérons notre propre passé. Déterminant ainsi tout notre présent et souvent même tout notre avenir.

D’aucuns justifient le retour du chanteur de Noir Désir sur le devant de la scène musicale en arguant de la marche normale de la justice, du droit de réinsertion, du refus de la double-peine. Mais bien souvent, ils croient renforcer leur position en soulignant les qualités artistiques et créatrices de l’intéressé, comme si celles-ci pouvaient constituer une excuse. D’autres au contraire se braquent, en appellent à la nécessité de ne pas cautionner les violences faites aux femmes, dénoncent la supposée faiblesse de la justice face aux actes d’un VIP, et vont même jusqu’à remettre en cause la sincérité artistique de celui-ci.  »<< Le pote Cantat à besoin de tunes... Et c'est tout. >> », décrètent certains commentateurs, sans évidemment apporter la moindre justification à cette condamnation sans appel. On touche là, je pense, à un point essentiel de notre attitude face au monde qui nous entoure. Et plus particulièrement face à nos semblables. Nous ne prenons pas ce monde, ces semblables, pour ce qu’ils sont réellement. Nous projetons sur ceux-là nos propres peurs, nos envies, nos émotions. Nous exigeons que ce monde soit parfaitement conforme à que nous voudrions. Nous essayons de le tordre, de le malaxer jusqu’à ce qu’il se réduise à l’image que nous voudrions nous en faire. Peine perdue, bien sûr. Le monde est bien là et il nous faut faire avec. Vous pouvez aimer ou abhorrer les chats, il vous faut bien constater que ceux-là peuvent se comporter comme de fieffés fumiers, torturant à l’envie la souris ou l’oiseau qu’ils ont capturés, sans même avoir l’excuse d’un petit creux dans l’estomac. C’est bien nous qui sommes dans le monde tel qu’il est, et non le monde qui est en nous tel que nous voudrions qu’il soit. La projection personnelle que nous faisons sur notre univers, l’exigence de perfection que nous voudrions lui imposer est une arme suicidaire, qui condamne à l’asphyxie la notion même de vie sociale, présente ou future. Toute sa vie durant, mon grand-père paternel voua aux gémonies ces  »<< sales boches >> » dont il avait douloureusement côtoyé quelques exemplaires dans la boue des tranchées de 14/18. Il y incluait naturellement leurs descendants, et les descendants de leurs descendants… On ne peut nier dans nos réactions, l’importance de l’émotion. Celle-ci peut même être salutaire, un moyen d’expulser les échardes qui nous infectent les pieds. Mais à terme, au fil de l’enchaînement de notre histoire publique ou privée, nous serions vite amenés à vouloir couper tous les pieds de tous les autres. Plus aucune vie sociale ne serait possible. Plus aucune paix, au Moyen-Orient ou ailleurs, ne serait envisageable. Nous sommes contraints de prendre le monde tel qu’il est. Avec TOUTES ses imperfections. Condamne-t-on le volcan pour ses éruptions meurtrières ? Quand la gravissime crise actuelle se sera un peu dénouée, il nous faudra bien vivre avec tous ceux qui en auront été les responsables, actifs (les « élites ») ou passifs (cette majorité d’entre nous qui a laissé faire, sinon encouragé cette situation en se donnant, par exemple, un malade pathétique comme président). D’ailleurs, nous-mêmes, ce soir d’ivresse où nous avons pris le volant, trop ivres pour savoir que nous l’étions, et où nous aurions pu… J’écarte ici la notion très judéo-chrétienne de pardon. D’abord parce que le pardon est souvent d’une certaine façon un moyen de prendre un ascendant durable sur celui qui est pardonné. Ensuite parce qu’il y a des cas où pardonner n’est pas envisageable. On ne pardonne pas la shoah, on ne pardonne pas le meurtrier de son enfant, on ne pardonne pas les violences fatales faites à une femme (ou à un homme) un soir d’ivresse ou de folie soudaine. À un certain moment, on essaie juste de mettre ces drames de côté. On n’essaie pas d’en amoindrir la gravité. On n’en parle plus. Mais on n’oublie pas qu’ils sont là, tapis au fond de chacun de nous, dans l’ébullition passionnelle de notre conscience, ou de notre inconscient, capables de ressurgir quand on s’y attend le moins. On s’efforce de vivre.

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Un voyageur à domicile en quête d'une nouvelle civilisation.