Politique migratoire de l’UE : un crime contre l’humanité selon des avocats

L’article d’Associated Press publié ci dessous fait référence à une enquête de deux ans, menée par des avocats (parmi lesquels Juan Branco), sur les politiques migratoires suivies par l’Union européenne depuis la chute de Kadhafi.


Plus de 40 000 personnes ont été interceptées en Méditerranée et conduites dans des camps de détention et des centres de torture dans le cadre d’une politique migratoire européenne responsable de crimes contre l’humanité, selon un document juridique demandant à la Cour pénale internationale (CPI) de se saisir de l’affaire lundi.

La requête déposée auprès de la CPI allègue que des fonctionnaires de l’Union européenne sont responsables en connaissance de cause de la mort de migrants sur terre et en mer, ainsi que de crimes pour viol et torture de migrants commis par des garde-côtes libyens, subventionnés et formés aux frais des contribuables européens.

Le document ne mentionne aucun responsable européen en particulier, mais cite une enquête en cours de la CPI sur le sort des migrants en Libye.

Des responsables de la commission exécutive de l’Union européenne ainsi que les gouvernements allemand et espagnol ont défendu la stratégie de l’UE visant à limiter les migrations et les efforts en faveur des migrants en Libye. La France a qualifié les accusations d ‘« insensées » et dépourvues de « fondements juridiques ».

Le document juridique cite des documents publics de l’UE et des déclarations du président français, du chancelier allemand et d’autres hauts responsables du bloc européen.

« Nous laissons le procureur, s’il ose, si elle ose, pénétrer dans les structures du pouvoir et enquêter au cœur de Bruxelles, de Paris, de Berlin et de Rome afin de se faire une idée en fouillant dans les archives des réunions », dit Juan Branco, avocat et co-rédacteur du rapport transmis à l’agence Associated Press. Il faisait référence aux morts et disparitions en mer, qui s’ajoutent aux interceptions par les forces libyennes.

La CPI est une juridiction de dernier recours qui traite les affaires de crimes de guerre, de crimes contre l’humanité et de génocide lorsque d’autres pays refusent ou sont incapables d’engager des poursuites. Il appartient au procureur, qui reçoit de nombreuses demandes de ce type, de décider s’il faut ou non enquêter sur une affaire et ensuite lui donner une suite judiciaire.

La porte-parole de l’UE en charge des migrations, Natasha Bertaud, a refusé de commenter directement le dossier mais a déclaré que l’approche globale de l’UE en matière d’interception des migrants visait à sauver des vies.

« Le bilan de l’UE en matière de sauvetage de vies en Méditerranée est éloquent, sauver des vies est notre priorité numéro un et nous travaillons sans relâche à cette fin », affirme Natasha Bertaud.

Le premier crime, selon le document, a été la décision de mettre fin à l’opération de sauvetage Mare Nostrum fin 2014. En un an, cette opération avait sauvé 150.810 migrants en Méditerranée alors que des centaines de milliers de personnes traversaient la mer.

L’opération coûtait plus de 9 millions d’euros par mois, en presque totalité payés par l’Italie. Elle fut remplacée par une opération appelée Triton, co-financée par les 28 pays de l’UE. Mais contrairement à l’opération précédente, les navires Triton ne patrouillaient pas directement au large des côtes libyennes, là où passaient la plupart des frêles embarcations de contrebande en partance pour l’Europe.

Dès lors le nombre de morts en Méditerranée grimpa en flèche. En 2014, environ 3.200 migrants périrent en mer. L’année suivante, le chiffre des victimes dépassa les 4.000, et en 2016, on dénombra plus de 5.100 morts et disparitions, selon les chiffres de l’Organisation internationale pour les migrations.

Selon Omer Shatz, l’autre principal avocat responsable du rapport, des documents internes de l’UE montrent que les autorités européennes espéraient que la suppression de l’opération Mare Nostum créerait un effet dissuasif.

« Effet dissuasif – qu’est-ce que cela signifie ? » interroge Omer Shatz. « Cela signifie sacrifier la vie de certains, très nombreux en l’occurrence, pour changer le comportement des autres, afin de dissuader les autres de faire la même chose. »

Natasha Bertaud déclare que l’UE avait rapidement compris son erreur en mettant fin à l’opération Mare Nostrum et avait triplé sa capacité de sauvetage en 2015, contribuant ainsi à sauver 730.000 vies depuis cette année.

Mais les pays de l’UE s’appuyaient fortement sur les garde-côtes libyens pour y parvenir, envoyant de l’argent, des bateaux et un semblant de formation à des unités mal organisée et liées aux diverses factions des milices libyennes. Pour Alpha Kaba, un Guinéen détenu dans des conditions proches de l’esclavage en Libye avant de finalement franchir la frontière en 2016, cette décision est un simulacre.

Alpha Kaba fut sauvé par un navire exploité par des organisations humanitaires. Celles-ci ont pratiquement disparu de la Méditerranée, après que l’Italie, Malte et d’autres pays aient refusé à plusieurs reprises de leur permettre d’accoster avec des migrants à bord.

Et ces deux dernières années, la migration a considérablement diminué en Europe. Le total pour les quatre premiers mois de 2019 s’élevait à environ 24.200 migrants irréguliers, soit 27% de moins qu’il y a un an, selon Frontex, l’agence frontalière de l’UE.

« Oui, il n’y a plus de migrants, mais où sont tous les jeunes qu’ils ont interceptés ? Ils sont dans les prisons. Ils sont des prisons libyennes où on les torture. S’ils ne sont pas accueillis en Europe, laissez-les rentourner dans leur pays rapidement et dans de bonnes conditions », demande Alpha Kaba, qui a obtenu l’asile en France. « Il n’y a plus d’entrées ou de sorties. »

Le ministre espagnol des Affaires étrangères, Josep Borrell, affirme que les cellules de détention des migrants en Libye « ne peuvent pas être qualifiées de centres de détention pour torture ».

« Nous essayons par tous les moyens d’aider la Libye à fournir aux migrants les meilleures conditions possibles », a déclaré lundi à la presse le président Borrell, actuellement en passe de devenir le prochain chef de la politique étrangère de l’UE, au Maroc.

Le rôle de la Libye dans la crise des migrants et les conditions dans les centres de détention sont déjà à l’ordre du jour du procureur en chef du tribunal, Fatou Bensouda.

Chaque année, la cour reçoit de nombreuses demandes similaires d’enquêtes officielles sur des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité.

« Plus la communication sera détaillée, plus le procureur sera susceptible de la prendre au sérieux », déclare Dov Jacobs, avocat de la défense à la CPI, qui n’a pas participé à ce rapport de 243 pages.

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Les journalistes d’Associated Press, Masha Macpherson à Paris, Mike Corder à La Haye, Frank Jordans à Berlin, Sylvain Plazy à Bruxelles; et Amira El-Masaiti à Rabat, au Maroc, ont contribué à ce rapport.

=> Source : Associated Press

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