LE MONDE ÉDUCATIF ET LA RÉVOLUTION NUMÉRIQUE

Une récente déclaration de Luc Chatel, présentement ministre de l’Éducation Nationale, est passée relativement inaperçue : la volonté manifestée par les pouvoirs publics de parvenir au [tout-numérique|http://www.educnet.education.fr/dossier/manuel/politique-numerique-education/historique] en guise de manuels scolaires à l’horizon 2012. Une révolution majeure, peut-être pas aussi rapide que ne le prétend le ministre en question, mais bel et bien déjà ouverte sur trois fronts : * une révolution du monde de l’édition ; * une révolution du monde de l’éducation ; * un nouveau coin enfoncé dans les flancs de l’économie monétarisée.

__Une révolution du monde de l’édition__ Quand on parle d’édition, le grand-public entend avant tout édition littéraire. Mais pour les grands groupes éditoriaux (Hachette, Editis-Planeta, Albin Michel…), la littérature est une danseuse qui n’existerait guère sans l’apport financier de trois vaches à lait séculaires : le livre pratique (cuisine, tourisme…), les ouvrages encyclopédiques et les manuels scolaires. Or les deux premiers sont déjà mis à mal par la concurrence « gratuite » d’Internet. Les livres de recette cèdent devant marmiton.org. Et le glorieux Larousse est à l’agonie sous le rouleau compresseur des Wikipedia and co. Seul, le manuel scolaire s’accroche encore vaillamment. Mais voilà que les établissements scolaires sont aujourd’hui de mieux en mieux équipés d’une arme fatale : le vidéo-projecteur, relié qui plus est, dans chaque classe, à Internet. Et le ministère d’en rajouter une couche avec son plan de numérisation des ressources éducatives. Si, comme c’est plus que probable, dans les cinq années à venir, les outils pédagogiques mis gracieusement à disposition sur le web parviennent à tailler des croupières aux bons vieux manuels scolaires, cela risque de bouleverser très fort tout le paysage éditorial traditionnel qui en vivait, littérature comprise. __Une révolution du monde de l’éducation__ Les enseignants ont découvert très vite les bienfaits presque mirifiques de l’outil numérique : il est plus facile de concentrer une bande de trente zozos excités sur un écran, que chacun sur un livre dont on ne sait jamais s’il est ouvert à la bonne page. D’autant que fleurissent des dizaines de sites où les profs peuvent échanger leurs cours et se procurer des documents en ligne ([Weblettres|http://www.weblettres.net/pedagogie/index.php], [E-Teach|http://teachers.domainepublic.net/index.html], [CultureMATH|http://www.dma.ens.fr/culturemath]…). Sans compter les innombrables pages-ressources fournies par les sites académiques officiels. Un clic et le tour est joué. « Qu’est-ce que c’est, un “glaïeul”, Monsieur ? » Pouf, un clic sur Google et voilà la fleur inconnue projetée instantanément sur l’écran de la classe sans qu’il soit nécessaire d’aller débusquer au CDI (centre de documentation pédagogique), ou pire d’acheter, le bon vieux bouquin d’antan sur les « fleurs de nos jardins ». Révolution que l’on peut aussi qualifier de « démocratique », sinon de « populaire ». Car si un manuel scolaire papier ne peut être conçu que par un éditeur chevronné, souvent sous l’impériale autorité d’un membre éminent de la hiérarchie inspectorale, la fabrication de documents pédagogiques numériques, elle, est à la portée de n’importe quel enseignant de base. Pourvu qu’il soit un tout petit peu familiarisé au traitement de textes. Et à celui des blogs sur Internet. D’ici à ce que les « [résistants pédagogiques|http://resistancepedagogique.org/site] » balancent des brûlots éducatifs en ligne, tremblez chaumières académiques ! __Un nouveau coin enfoncé dans les flancs de l’économie monétarisée__ Plus largement, cette nouvelle révolution numérique est un nouveau coup porté à la toute-puissance de l’argent-roi dans les échanges économiques. Car les échanges sur Internet, c’est bien connu, sont GRA-TUITS (« libres », dit-on, dans un savoureux euphémisme). Et les quelques tentatives des grands groupes éditoriaux pour capter l’évolution technologique à leur profit ont fait long feu. Le cartable électronique s’est révélé objet lourdingue à l’expérience. Et les versions numériques payantes, que les éditeurs scolaires croyaient pouvoir tirer de leurs manuels papier, sont devenues gratuites en moins de deux ans. Sous pression de la concurrence, d’une part ; et parce que personne n’était disposée à les acheter, d’autre part. Internet, puisqu’on vous le dit, c’est GRA-TUIT ! Après le domaine audiovisuel de la musique et du cinéma, ceux des ouvrages pratiques et des encyclopédies, celui des logiciels libres ou encore des médias d’information, c’est un nouveau territoire qui se prépare à échapper à la colonisation de l’argent. Avec la bénédiction des pouvoirs publics de plus en plus en mal de finances fraiches par ces temps de crise. Nul doute que cette période de transition est encore bien bâtarde, incertaine. Nul doute que vont commencer les grandes manœuvres pour récupérer ces aguichants marchés à la valeur indubitable, mais « scandaleusement » démonétarisée. Rien n’indique qu’ils tomberont entre les mêmes mains que celles d’avant. ///html

Notes

À titre de comparaison, voici les résultats 2006 du secteur scolaire replacés dans le contexte de l’édition en général (source SNE, syndicat national de l’édition) :

1/ CA secteur scolaire : 343 millions d’euros (12,3% du CA de l’édition française) ;
2/ Jeunesse : 315,5 millions d’euros (11,3%) ;
3/ BD : 202 millions (7,2%).

Le cas de la production « littéraire » (incluant la production romanesque commerciale et celle dite « de gare ») est un peu particulier. Ce secteur représentait une part de 17,4% du CA total édition 2006.
Mais ce chiffre n’est obtenu que par une surproduction effrénée de titres (152.909 titres publiés contre 9.200 titres en manuels scolaires et assimilés) ;
incluant la production de format poche ;
et surtout entraînant une baisse catastrophique des ventes moyennes au titre, donc une rentabilité très incertaine pour les éditeurs qui ne dépendent plus que de « coups » fumeux (phénomène Daniel Pennac, par exemple).

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