Je relaie ici deux analyses techniques qui démontrent, avec toutes les précautions d’usage, combien il est peu probable que l’avion du vol MH17 de la Malaysian Airlines ait été abattu par les insurgés ukrainiens. L’une est de Jacques Sapir, l’autre du général Jean-Claude Allard, directeur de recherches à l’IRIS (Institut de relations internationales et stratégiques).
L’analyse de Jacques Sapir
La destruction du vol MH17 de la Malaysian Airlines le 17 juillet a suscité une intense et justifiée émotion. Les revendications et accusations contradictoires se sont succédées. Les informations disponibles pour le grand public sont extrêmement fragmentaires. On peut, cependant remarquer certaines incohérences dans la mise en cause, du côté des gouvernements de l’OTAN et de la presse de ces pays des insurgés ukrainiens.
Un chose semble (mas nous verrons qu’elle n’est pas certaine) acquise, c’est que la destruction du Boeing 777 de la Malaysian Airlines est due à un missile Sol-Air. Il faut alors rappeler quelques faits de base concernant ces missiles. Leur portée et l’altitude qu’ils peuvent atteindre dépendent de l’énergie contenue dans le combustible de leur moteur fusée. Mais, cette portée et cette altitude dépendent aussi des caractéristiques de leur cible potentielle. Face à un avion rapide la portée sera plus faible que face à un avion lent. A contrario, un avion lent sera plus vulnérable à une certaine altitude qu’un avion rapide.
I. De quelles armes disposent les insurgés des régions Est de l’Ukraine ?
Jusqu’à maintenant ces insurgés ont fiat usage de missiles portables, et tirables à l’épaulé. Ces missiles sont des descendants du SAM-7 « Strela » utilisé par les forces soviétiques. Il s’agit très probablement du SAM-18 (code OTAN « Grouse »). Ce missile atteint une vitesse maximale de 800 m/sec. Il est capable d’intercepter un appareil volant à 450 m/sec à 3500 m d’altitude. Mais, si la vitesse de l’appareil visé est inférieure, il peut être atteint bien plus haut. Néanmoins, il est exclu qu’il puisse atteindre un avion volant à 10 000 m et 250 m/sec (900 km/h) comme le Boeing 777 du vol MH17. Les caractéristiques de cet appareil impliquent un missile plus lourd, et l’un des « coupables » présumés est le système d’arme SAM-17 ou un SAM-11 plus ancien, ces deux missiles étant appelé « Buk » par les Russes.
Cependant, des informations concordantes, provenant de la presse ukrainienne et du site du ministère de la défense d’Ukraine, établissent que les insurgés n’auraient pas eu à leur disposition le système d’arme Sol-Air « Buk » (SAM-17 pour l’OTAN)[1]. Bien entendu, la déclaration du ministère de la défense date du 29 juin. Il n’est pas complètement impossible que les insurgés aient pu se procurer ce type d’équipement entre le 29 juin et le 17 juillet ou le remettre en état. De même, il n’est pas complètement impossible que l’armée russe soit entrée dans les deux provinces insurgées. Mais, cela aurait provoqué une très forte réaction internationale, car ce type de mouvement ne peut rester secret, compte tenu de l’ampleur des moyens de surveillance électronique déployés dans la régions ( avion AWACS de l’OTAN S-3 Sentry volant au-dessus du territoire roumain). Or, l’OTAN n’a nullement réagi.
II. Procédures de tir
Un point important concernant le SAM-11/17 est qu’il nécessite l’emploi de deux radars. Contrairement aux missiles portables comme le SAM-18, son guidage n’est pas à infra-rouge mais fait appel à ce qui est appelé un « radar semi-actif ». Le missile se guide sur les ondes qui sont envoyés par un radar à terre, sur son véhicule de tir (le TELAR) qui doit donc éclairer en permanence la cible. Mais, il nécessite aussi un radar de contrôle de l’espace aérien et d’acquisition pour que cette cible soit désignée. Le radar d’éclairage et d’écartométrie est le système « Kupol » (code OTAN « Snow Drift ») qui travaille en bande H/I. Le radar de contrôle et d’acquisition est le modèle 9S35 (code OTAN « Fire Dome »). La portée de ce radar est de 85 km. Par ailleurs, les batteries de missiles sont souvent intégrées dans des ensembles (brigades de défense anti-aérienne) dotés de radar de détection à plus longue portée (250 km).
Le tir implique une première acquisition par le « Fire Dome » avant que le radar « Snow drift » puisse entrer en action et guider le missile. Le SAM-11/17 est un système complexe qui exige un personnel bien entraîné et dont la formation est longue.
III. Incohérences du lieu du crash.
Le lieu du crash se trouve entre les villes de Snezhnoye et de Torez. Mais, l’appareil, dont la trajectoire était nord-ouest / sud-est, a du être touché bien plus à l’ouest. En effet, compte tenu de sa vitesse (900 km/h) et de son altitude (10 000m), même s’il s’est partiellement désintégré, il a nécessairement continué sur sa trajectoire. L’explosion au sol montrée sur les différentes vidéo du crash indique qu’une partie substantielle de l’appareil (dont le poids au décollage est de 300 tonnes) s’est écrasée. Un calcul simple indique que l’avion a été touché à 30 km du lieu où il s’est écrasé. Compte tenu des délais d’acquisition du missile et de la batterie qui le sert, cela veut dire que l’acquisition elle-même a dû se faire probablement 50 km à l’ouest (sur la trajectoire de l’avion) du point d’impact. Cela porte à 80 km la distance du lieu du crash. Cela impliquerait que le radar « Fire Dome » se trouverait bien plus à l’Ouest que ce qui est affirmé aujourd’hui tant par les sources américaines qu’ukrainiennes. Il est en effet quasi impossible, sans radar de détection à longue distance, de commencer une procédure de tir en limite de portée. Si l’avion MH17 de la Malaysian Airlines avait été touché par un missile provenant d’une batterie située là où l’affirment les sources américaines et ukrainiennes, l’avion aurait dû s’écraser 20 à 30 km à l’est de son point d’impact. Autrement dit, le lieu du crash n’est pas cohérent avec l’hypothèse d’un missile tiré depuis là où l’on prétend qu’il l’a été. Pour s’écraser sur le lieu du crash, si l’avion a bien été abattu par un missile « Buk », il a du être atteint par un missile tiré depuis le territoire contrôlé par les forces ukrainiennes.
IV. Les précédents.
Il convient alors de se rappeler les incidents précédents de ce type. Nous avons la destruction d’un Tupolev-154 en 2001 par les forces ukrainiennes[2] et la tragédie du vol KAL-007 dans les années 1980. Dans ce cas, il est établi que les forces soviétiques ont confondu l’avion coréen avec un avion de reconnaissance électronique américain dont la trajectoire était quasi-identique. Quand l’avion de reconnaissance a fait demi-tour, il a été confondu avec un ravitailleur en vol et l’avion coréen pris pour l’avion de reconnaissance. L’incident du Tupolev-154 a eu lieu au-dessus de la Mer Noire, et il est vraisemblablement dû à un tir d’entraînement.
Les insurgés ont aussi abattu, début janvier, un Antonov-26, qui volait à 6500m. Mais, cet avion a une vitesse de croisière bien plus basse que celle du Boeing du vol MH17. Il ne dépasse pas 500 km/h. Il est parfaitement possible qu’il ait été abattu par un SAM-18. Le fait que les deux pilotes aient survécu (et se soient parachutés) alors qu’il n’y a eu aucun survivant du vol MH17 confirme que la charge militaire du missile qui a touché l’Antonov était de faible puissance, ce qui indirectement confirme l’hypothèse du SAM-18.
V. Un tir russe ?
Il faut maintenant revenir sur l’hypothèse d’un tir russe. Cette hypothèse implique que des unités de défense aériennes de la Russie opèrent au profit des insurgés. C’est possible, mais politiquement et militairement incohérent. Les insurgés ont eu a souffrir d’attaques aériennes à basse altitude (hélicoptères et avions d’assaut SU-25) et surtout de l’artillerie ukrainienne qui n’hésite pas à bombarder des cibles civiles. Si la Russie voulait aider les insurgés, c’était bien plus en fournissant des moyens de contre-batterie (dans l’artillerie) ou une défense anti-aérienne locale (avec le système « Tunguska ») qu’elle l’aurait fait. On ne peut pas exclure cette hypothèse, mais elle est très peu probable.
VI. Un tir ukrainien ?
On a déjà dit pourquoi, si l’avion a été abattu par un missile (ce qui n’est pas encore complètement acquis), il est plus que probable que ce missile ait été tiré du côté ukrainien. Mais, on peut se demander pourquoi l’armée ukrainienne aurait-elle déployé ce type de système alors que les insurgés n’ont pas d’aviation. Seulement, il faut se souvenir que l’artillerie ukrainienne a bombardé une ville russe sur la frontière au début du mois de juillet, et que le gouvernement russe a menacé l’Ukraine de frappes ciblées. Ces frappes auraient visé les moyens de l’artillerie ukrainienne qui sont aujourd’hui la principale menace pour les insurgés. Il est alors logique que l’armée ukrainienne ait déployé des moyens de défense anti-aérienne. Compte tenu des précédents, on peut s’interroger sur le fait que l’Armée ukrainienne ait pu confondre le vol MH17 avec un vol militaire russe, en provenance du Belarus et cherchant à prendre « de dos » les forces déployées contre les insurgés. Ce n’est, certes, qu’une hypothèse, mais elle serait cohérente avec le lieu du crash.
L’analyse de Jean-Claude Allard
La Dépêche : Si ce tir contre un avion civil est volontaire, quel peut-être le but poursuivi et par qui ?
Jean-Claude Allard : J’ai beaucoup de mal à imaginer que ce soit un tir volontaire ou alors, s’il est volontaire, il l’est sur une cible qui a été confondue avec autre chose. C’est-à-dire que si l’on regarde les acteurs que l’on veut toujours nommer dans ce conflit, c’est-à-dire le gouvernement ukrainien, les séparatistes et les Russes, je vois très mal pourquoi les Russes et même les séparatistes tireraient sur un avion qui survole l’Ukraine à 10 000 mètres. Les Russes n’ont aucun intérêt à rendre leur territoire dangereux pour les lignes sinon c’est une catastrophe pour eux. Je crois donc qu’il faut les exclure. Reste le gouvernement ukrainien et les séparatistes. Les forces ukrainiennes peuvent être à l’origine de ce tir en ayant pensé que cet avion était un avion russe tentant d’obtenir des renseignements ou tout autre chose, c’est aussi une hypothèse. Et puis enfin il y a l’hypothèse des séparatistes. Mais si cela a été tiré à partir du sol, cela signifie une opération complexe et l’emploi d’une batterie SA 11 ou SA 17 assez difficile à mettre en œuvre. Et je ne vois pas d’explication valable pouvant justifier un éventuel tir de leur part, n’arrivant pas à comprendre pourquoi quelqu’un aurait voulu déclencher cela afin de déclencher quelque chose de pire.
La présence de deux avions de chasse aurait également été signalée, sur le secteur, sans que cela soit confirmé.
Effectivement, la présence d’avion de chasse est aussi évoquée. Il y a donc des choses complexes qui ont pu se passer. D’où l’urgence de sécuriser la zone pour conduire une enquête inattaquable. Cependant selon moi ce vol n’a pas été abattu en tant que vol mais en tant que cible présumée hostile. En méthodologie, je ne vois pas d’autres explications, tous les débats restent évidemment ouverts, mais je ne pense pas non plus qu’un camp ait essayé de faire porter le chapeau à l’autre. C’est une zone de guerre et la tension est très forte, on a peur, et les troupes se sont laissées aller.
Dans un récent article pour l’IRIS, vous avez résumé l’Ukraine comme un champ d’affrontement entre la Russie et les États-Unis. Quelles conséquences cette affaire peut-elle avoir sur les relations entre l’Europe, les États-Unis et la Russie ?
L’Ukraine est une zone charnière. Pour les Russes, c’est un point de passage pour leurs exportations de gaz vers l’Europe et de pétrole vers le monde via le port que leur autorisait l’Ukraine. À partir du moment où les Russes ont vu échapper à leur contrôle ce port, la Russie a mis la main sur la Crimée parce qu’on touchait à ses intérêts vitaux. Il aurait fallu réfléchir, à mon sens, avant de pousser la Russie à cette extrémité et c’était là le rôle de l’Europe face à des États-Unis qui veulent faire basculer l’Ukraine dans leur camp pour verrouiller la Russie à l’ouest et mieux pouvoir s’occuper de la Chine par ailleurs, l’Europe aurait dû comprendre que la Russie veut se développer et qu’elle a besoin de traverser l’Ukraine pour livrer son gaz. Dans ce contexte, il faut maintenant que les grands de ce monde, les États-Unis et la Russie et surtout l’Union européenne calment les tensions et disent « non, on ne veut pour l’instant imputer ce drame à personne mais le jour où le responsable sera identifié et qu’on pourra le prouver, là, il sera fortement sanctionné. »
Ce vendredi, Vladimir Poutine a invité les protagonistes à entamer un « dialogue de paix ». Votre réaction ?
Depuis mars 2013 où Vladimir Poutine a publié sa nouvelle stratégie pour la Russie, il ne cesse de dire, « il faut s’asseoir à une table, il faut discuter et il faut que nous gérions le monde en multilatéral ». Cela pose un problème, je le conçois, car on se dit toujours « est ce qu’il est honnête et sincère ou est-ce qu’il veut nous tromper ? » Son intérêt, pourtant, en tant qu’exportateur de gaz et de pétrole n’est pas de dresser l’Europe contre lui, il faut le comprendre et s’asseoir à une table avec lui.
La trêve liée à l’enquête peut-elle entraîner une trêve plus générale ?
Il faut le souhaiter et cela peut être le cas justement si à présent les deux grands qui se battent sur cette charnière, Les États-Unis et la Russie, et la charnière elle-même, c’est-à-dire si le président Porochenko et ses opposants, arrivent à dialoguer, chacun tenu en laisse par le grand qui les soutient.