
Grève générale en Catalogne pour protester contre les violences policières. Trois cent mille personnes dans les rues de Barcelone. Avec une petite chanson.
C’est une brève vidéo faite le mardi 3 octobre vers midi. La foule écoute une chanson en catalan. Cette chanson, « L’Estaca » , a une sacrée histoire.
En 1968 Lluis Llach, vingt ans, compose une mélodie. Puis il écrit avec Aurélia de Capmany, une femme écrivain connue en Catalogne, le texte qui va dessus. La censure franquiste, d’ordinaire si sourcilleuse, ne comprend pas « L’Estaca » et autorise Llach à la chanter.
Dix-huit mois plus tard – la comprenette de Dame Anastasie souffre de constipation… – notre censeur réalise enfin que l’estaca, le pieu, c’est une métaphore pour le franquisme. Et interdit « L’Estaca » . Mais c’est trop tard : la petite chanson a déjà fait un petit bout de chemin dans les oreilles. La censure avec ses gros godillots assure une publicité, de dimensions bibliques, à la petite chanson d’un jeune chanteur presque inconnu.
Lluis Llach est finalement contraint à l’exil. Il vivra en France jusqu’à la mort du général Franco. [Le dictateur qui a renversé la République espagnole.] Et cet exil va lui aussi faire la promotion de la chanson.
« Segur que tomba, tomba, tomba ! C’est sûr qu’il tombe, tombe, tombe. » En catalan, comme dans les traductions en castillan, occitan ou français, les mots font corps avec la mélodie.
« L’Estaca » devient le symbole de l’oppression franquiste. Et devient un mythe. « L’Estaca » est traduite dans des dizaines de langues.
« L’Estaca » est chantée en Pologne au temps de Solidarność, en Hongrie quand on réhabilite Imre Nagy, en Allemagne quand on abat le mur de Berlin, en Roumanie quand on vire Ceaușescu, comme un peu partout en Amérique latine, comme à Marseille ou ailleurs lors des grèves dures.
On chante « L’Estaca » en rock, en rap, en raï, en tsigano-guinguette, en punk énervé, avec toute la nostalgie slave, avec une guitare électrique, avec un cymbalum balkanique, à la salsa cubana ou mexicana. Des centaines d’interprètes reprennent cette petite chanson qui n’appartient plus à son chanteur.
« L’Estaca » devient LA chanson, le monument de la Catalogne, le symbole de la lutte contre le franquisme ou le totalitarisme. À Bordeaux ou à Toulouse, dans chaque ateneo republicano, [association culturelle et mémorielle des Républicains espagnols] comme partout en Catalogne, on fête la mort de Franco en chantant « L’Estaca » .
Quand la foule de Barcelone écoute et chante « L’Estaca » , elle nous rappelle aussi que la « transition démocratique » commence à se faire longuette. Franco est mort en 1975. Depuis quarante-et-un ans l’Espagne vit sous la monarchie [officiellement rétablie en 1974] qu’il a lui-même instituée pour lui succéder. Quarante-et-un ans que l’Espagne n’est pas encore redevenue une république ! Les Catalans manifestent quelque impatience… et ne sont pas seuls en Espagne si l’on en juge par la seule taille des manifestations de soutien à Madrid.
« L’Estaca » , Le Pieu, dans la traduction et l’interprétation de Marc Robine :
Le pieu
Du temps où je n’étais qu’un gosse
Mon grand-père me disait souvent
Assis à l’ombre de son porche
En regardant passer le vent
Petit vois-tu ce pieu de bois
Auquel nous sommes tous enchaînés
Tant qu’il sera planté comme ça
Nous n’aurons pas la liberté
Mais si nous tirons tous, il tombera
Ça ne peut pas durer comme ça
Il faut qu’il tombe, tombe, tombe
Vois-tu comme il penche déjà
Si je tire fort il doit bouger
Et si tu tires à mes côtés
C’est sûr qu’il tombe, tombe, tombe
Et nous aurons la liberté
Petit ça fait déjà longtemps
Que je m’y écorche les mains
Et je me dis de temps en temps
Que je me suis battu pour rien
Il est toujours si grand si lourd
La force vient à me manquer
Je me demande si un jour
Nous aurons bien la liberté
Puis mon grand-père s’en est allé
Un vent mauvais l’a emporté
Et je reste seul sous le porche
En regardant jouer d’autres gosses
Dansant autour du vieux pieu noir
Où tant de mains se sont usées
Je chante des chansons d’espoir
Qui parlent de la liberté