LES MOTS POUR LE DIRE

Semaine quarante-cinq de l’année 2008 après JC. Nouveau « séminaire », pour mes collègues et moi, « nomades » de province, dans la grande tour de verre qui abrite le siège parisien de notre grand employeur CAC 40. Même atmosphère feutrée à l’extrême, même bruissement climatisé (cf.  »[Hors du cadre|http://www.yetiblog.org/index.php?post/2007/09/07/187-le_cadre] »). Les réunions alanguies se suivent et se ressemblent. Même alignement soporifique de chiffres, d’objectifs conquérants, de promesses de parts de marché à enlever de haute main. Comme si de rien n’était. Comme si rien ne devait transpirer de l’effondrement hors-mur de tout le système économique. À peine quelques vagues frémissements apeurés, vite comprimés, pendant les pauses ou les repas.

Ce qu’il y a de pesant dans la dramatique situation actuelle, c’est la difficulté pour ceux qui surnagent encore d’en reconnaître, d’en admettre la réalité. Et de fait, à employer les mots, les qualificatifs, qui désignent précisément cette réalité. Je mesure aujourd’hui combien profondément ancrée dans les esprits est l’idée que rien ne saurait porter atteinte à la pérennité de notre semblant de confort, du train-train que l’on veut croire éternellement quotidien. Tout élément pirate venant ébranler cette certitude transie est impitoyablement expulsé, rejeté, nié. Qu’importe la cruauté des évidences, l’obstination des périls à vous tomber sur le râble. On les accommode derechef à la sauce de l’optimisme aveugle :  »« Ça ne va pas durer…. juste un sale moment à passer… quelques mois encore à patienter avant la reprise… » » Ce vendredi matin, les élus du personnel de mon entreprise ont tenu une réunion syndicale sur les premières pressions vers la porte exercées contre certains salariés. C’est que même en se bouchant œil et oreille, la fameuse « crise » a fini par s’insinuer jusque dans la forteresse aseptisée. Quelques méchants premiers mauvais résultats ne viennent-ils pas de ternir l’horizon de quelques services ?  »« Mais non, ça n’est que conjoncturelle… nous allons nous reprendre… » » Devant nos explications syndicales, parmi les quelques cinquante pèlerins courageusement venus à notre petit raout (sur un total de plus de cinq cents salariés, c’est dire l’engourdissement de la masse !), certains essayaient encore de mettre en avant la valeur et l’utilité inaliénable de leur travail. C’est ça le plus difficile à faire comprendre : nos margoulins de dirigeants n’en ont strictement rien à foutre des biens produits pour, paraît-il, « satisfaire les besoins des consommateurs » ; la seule chose qui leur importe, c’est de pomper le max de pognon sur la vente de ce qui reste de nos chers produits ; et si cela ne suffit pas (cela ne suffit JAMAIS !) de compléter leur magot en rognant sur les « coûts de fonctionnement », leurs fameuses « économies ». La preuve en est qu’au cours des dix dernières années, tous les professionnels qui dirigeaient les branches, les départements, les services, ont été peu à peu remplacés aux postes de commande par les inévitables « contrôleurs de gestion », ces gabelous prédateurs des temps modernes. Or aujourd’hui, voilà que ces gangsters sont les premières victimes de leurs larcins. Car où l’ont-ils planqué, leur sale magot, sinon dans les banques en déroute, dans les bourses qui viennent de faire perdre à leur grande entreprise la moitié de sa valeur en un an ? Faut-il s’étonner qu’ils soient aux abois et cherchent à mordre ?  »« Mais non, ça n’a rien à voir… vous confondez tout… » » L’évidence de l’organisation mafieuse de ces malfrats saute pourtant aux yeux. Mais voilà, les yeux ont juste du mal à s’ouvrir, à regarder les choses en face. La seule raison de vivre de ceux qui travaillent dans cette entreprise, c’est ce qu’ils fabriquent. En l’occurrence, des « produits » du genre noble, relevant à la fois du loisir, de la culture et même de l’éducation. Admettre, pour ces nobles travailleurs, qu’ils ne sont plus, et depuis longtemps, que de vulgaires variables d’ajustement comptable, leur est insupportable. Alors ils noient le poisson, c’est-à dire en gros eux-mêmes, et se plongent dans leur ouvrage comme des perdus. Il y a aussi tous ces derniers arrivants. Oh là là, que leur est-il arrivé à ceux-là ? Des zombies atones pour la plupart, qui vous regardent d’un œil vitreux quand vous cherchez à les prévenir des menaces qui pèsent sur leur avenir. Qui restent mécaniquement sans réaction, le ciel leur fut-il tomber sur la tête. Oui, vraiment, il reste un sacré boulot d’explications à faire, de mots convaincants à trouver ! On a une chance, notez bien. À part l’incontournable et intemporelle cohorte des éternelles victimes consentantes, il doit bien se trouver quelques poignées de naufragés que la décrépitude galopante fouettera un peu au sang. Et forcera à réagir. N’est-ce pas dans ces périodes de galère que furent conquises les plus importantes avancées sociales de notre histoire ? Et puis, nous avons un allié de taille : l’invraisemblable imbécilité des gangsters. Dans un autre domaine, durant la même semaine quarante-cinq de l’année 2008 après JC, ce crétin de ministre Hortefeux n’a rien trouvé de mieux que d’organiser sa conférence européenne sur l’intégration… à Vichy ! Cynisme ? Provocation ? Sans nul doute, stupidité crasse et confondante. Du coup, il s’est pris sur le dos les irréductibles frondeurs gaulois (cf. [Vichy : portraits de cette France qui se bat contre Hortefeux|http://www.rue89.com/2008/11/05/vichy-portraits-de-cette-france-qui-se-bat-contre-hortefeux]) Un petit groupe auto-affublé du sobriquet de  »Désobéissants » parada en tenue rayée de déportés avec étoile rouge sur la poitrine. Geste spectaculaire qui remplaçait tous les discours et frappa les esprits au point que ces faux-culs de Libé crurent bon de parler de  »« dérapage » ». Car pour provocante soit-elle, l’action des  »Désobéissants » qualifiait crûment la fange qui nous submerge aujourd’hui. En évoquant cette scène, je ne peux m’empêcher de penser à ce DRH (Directeur des Ressources Humaines) de notre grande entreprise qui, il y a peu, d’un ton vibrant, loua la  »« dignité » » de ceux (les salariés) qui acceptaient les sanctions de leur hiérarchie sans broncher. Oui, décidément, leur grande faiblesse, c’est vraiment leur bêtise. Et cette façon qu’ils ont de prendre l’eau quand les choses ne vont plus comme ils veulent. Suffit juste de trouver les mots convaincants pour bien le dire.

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