Le Grand jeu : du jardin noir, du terrorisme et de quelques autres choses

De par son nom, le Karabagh est déjà une affaire compliquée : deux langues pour trois petites syllabes. Le mot turc kara (“noir”) se retrouve jusque dans la lointaine Sibérie, d’où les populations turciques sont originaires, et a suivi leur lente transhumance :  le lac Karakul, le Karakoram où trône le K2, l’empire oublié des Kara-Khitans… Le bagh (“jardin” en vieux-perse, spécialité iranienne s’il en est) est encore plus répandu et se rencontre dans la toponymie de presque toute l’Asie.

Politiquement, c’est encore pire et là, votre serviteur doit faire amende honorable par rapport à ses précédents billets caucasiens. Souhaitant en rester à l’aspect géopolitique des choses sans alourdir inutilement le propos, je ne suis pas entré dans tous les détails du conflit. Il y en a pourtant un que j’aurais sans doute dû rapporter, car il éclaire tout de même (et la relativise) l’intervention azérie et, partant, turque.

La fin du Globalistan

L’Arménie bénéficie d’un capital sympathie évident dans l’opinion publique, surtout face aux éructations d’Erdogan. Ajoutons que les attaques terroristes qui frappent maintenant la France à un rythme invraisemblable ne font évidemment rien pour embellir l’image sultanesque et notre bonne presse commence à sortir de sa longue léthargie pour se demander si, finalement, le führerinho d’Ankara n’aurait quand même pas une part de responsabilité. Sans blague…

Pour notre part, nous avions réglé la question il y a plus de trois ans dans un billet qui fit date sur la fin du Globalistan :

Comme la marée basse laisse sur le sable les traces de son passage, le reflux de l’empire met à jour ses contradictions criantes et ses dysfonctionnements inhérents, tandis que le noyau dur s’arc-boute sur ses positions au risque d’exploser en vol. Quelques exemples récents illustrent la chose à merveille.

La guerre des mots germano-turque – au cours de laquelle le sultan a, avec sa morgue habituelle, traité Berlin de « vestige nazi » – a été suivi par la crise néerlando-turque. Rappelons tout de même, ce qui ne manque pas de sel, que ces trois pays sont théoriquement alliés au sein de l’OTAN, dinosaure de la Guerre froide en psychanalyse depuis l’élection du Donald. En cas de rupture diplomatique, pour qui prendront position les autres membres ?

L’occupant de l’Élysée, la bouche toujours pleine d’Europe, préfère ce coup-ci faire bande à part et rompre la “solidarité européenne” en accueillant, un peu hésitant quand même, le meeting turc à Metz. Le capitaine de pédalo, qui n’est pas à une incohérence près, se noie dans son minuscule verre d’eau… Mais pouvait-il en être autrement ? Car cette affaire est le symptôme des contradictions intrinsèques du système duquel il fait partie.

Retour aux années 90. Le camp du Bien l’avait emporté, l’URSS était disloquée. S’ouvrait l’ère post-moderne du globalistan occidental : abolition des frontières, libre circulation des biens et des personnes pour le plus grand bénéfice de Wall Street et des 1%, le tout sous l’oeil bienveillant et scrutateur des États-Unis. La victoire absolue et définitive de la démocratie de marché désormais érigée en horizon indépassable. La fin de l’histoire comme le prédisait sans rire Fukuyama…

Certes, demeuraient bien quelques retardataires impénitents (Serbie, Irak), mais ils allaient vite passer sous les fourches caudines impériales. Certes, quelques observateurs prédisaient le caractère illusoire et dangereux de la nouvelle religion, mais ces esprits chagrin étaient qualifiés de rétrogrades passéistes n’ayant rien compris.

Wall Street avait même réussi l’exploit de s’attacher les gauches occidentales en leur jetant l’os de l’anti-racisme : immigration, le monde est mon village et tout le toutim. Désormais, la gôôôche allait travailler pour le grand capital sans même s’en rendre compte ! Que les No Borders et autres joyeux drilles “anti-capitalistes” soient financés par Soros et soutenus par l’oligarchie eurocratique n’est évidemment pas pour nous surprendre…

Tout allait donc pour le mieux dans le meilleur des mondes quand les premiers grains de sable apparurent. La marionnette Eltsine laissait sa place à Poutine et la Russie refusait de passer sous pavillon US, la Chine ne se convertissait à l’économie de marché que pour mieux retrouver sa place de n°1 mondial, l’Amérique latine s’écartait du chemin tracé… Surtout, les protégés de l’empire ne s’étaient pas convertis au nouveau dogme : l’internationalisme et l’amitié entre les peuples dans un grand marché globalisé, très peu pour eux. L’AKP d’Erdogan commençait à noyauter les communautés turques d’Europe (3 000 000 rien qu’en Allemagne) qui constituent maintenant de véritables lobbies. Quant à l’Arabie saoudite et le Qatar, ces chers “alliés” accéléraient le rythme de leur croisade religieuse wahhabite/salafiste pour islamiser le monde, dont évidemment l’Europe.

Faut-il dès lors s’étonner de l’alignement vassalique des euronouilles sur les positions saoudiennes ou qataries – en Syrie par exemple – quand on sait que ces pays contrôlent des djihadistes potentiels dans les villes d’Europe et qu’un simple feu vert de Riyad ou Doha pourrait provoquer des dizaines de Bataclans ?

Que les dirigeants européens en aient été pleinement conscients ou non, qu’ils aient laissé faire sciemment, par pleutrerie ou par naïveté, tout ceci est discuté par ailleurs mais nous importe peu ici : le ver est dans le fruit et symbolise à merveille les contradictions du globalistan. Notre pauvre petit Hollande est en effet tiraillé entre deux conséquences inhérentes du système impérial : d’un côté, la soumission au cheval de Troie, turc en l’occurrence, pour acheter la paix ethnique intérieure ; de l’autre, la solidarité européenne, credo pour éviter le naufrage du Titanic bruxellois. Entre les deux, son coeur balance et, depuis l’élection du Donald, il n’a plus personne à Washington pour lui dire quoi faire. Un conflit en germes entre politiquement correct et européisme, outils auparavant inséparables dans la logorrhée du globalistan ? Ce ne serait pas la moindre des ironies…

Caucase : des choses un peu plus compliquées qu’il n’y paraît

Ce rappel était nécessaire en ces temps tragiques pour la France. Nécessaire également car il explique, dans le contexte actuel, la sympathie plus grande que de coutume qu’inspire l’Arménie dans sa guerre contre les Turco-azéris, notamment via l’amalgame qui est fait entre la lutte contre l’islamisme « chez nous » et dans le Caucase. Or, les choses sont un peu plus compliquées qu’il n’y paraît et il convient de ne pas jeter le bébé avec l’eau du bain, surtout quand on s’aventure sur le terrain de l’analyse géopolitique…

L’on voit fleurir en ce moment des articles quelque peu sensationnalistes sur la « menace mortelle » qui pèse sur l’Arménie, certains n’hésitant pas à évoquer un « nouveau génocide ». Nous en sommes en réalité très loin. Non seulement l’Arménie stricto sensu ne court aucun danger, sa sécurité étant officiellement assurée par Moscou et officieusement par Téhéran. Mais, en forçant un peu le trait, nous pourrions même dire que le Haut-Karabagh non plus, en tout cas jusqu’à maintenant.

Pour le comprendre, une carte :

Revendiqué comme historiquement arménien, le Haut-Karabagh en soi (en marron) ne représente que la moitié du territoire occupé par les Arméniens au terme de la guerre de 1988-1994. L’autre partie (de couleur orange sur la carte), qui se situe entre l’Arménie et le jardin noir, a été conquise « en passant », afin de parvenir à la région si chère au cœur d’Erevan.

On le voit, la géographie est inextricable mais un point d’importance est à relever. C’est pour l’instant cette zone, appelons-la zone orange, que les Turco-azéris ont partiellement reprise au sud. Techniquement parlant, mis à part quelques kilomètres carrés, le Haut-Karabagh n’a pas été envahi.

Pour le moment, Bakou n’a fait que remettre la main sur une partie du territoire que tout le monde, y compris les Arméniens (!), reconnaît comme faisant partie de l’Azerbaïdjan.

La part de responsabilité de l’Arménie

Peu de gens ont entendu parler des Principes de Madrid, signés en 2007 sous l’égide de la Russie, des États-Unis et de la France. Ces accords, acceptés par les deux frères ennemis, prévoyaient un statut d’autonomie du Haut-Karabagh (en rouge) en attendant une éventuelle auto-détermination, un corridor (en jaune) le reliant à l’Arménie et le retour des autres territoires (en orange) à l’Azerbaïdjan :

Un accord sensé qui, il faut bien le reconnaître, a été plus ou moins saboté par la partie arménienne au fil des années, celle-ci ne l’ayant jamais appliqué. De quoi relativiser fortement la présente offensive azérie qui, en l’état actuel des choses, ne fait que reprendre par la force ce qui lui avait été promis il y a treize ans. Pour une fois, les jusqu’au-boutistes ne sont pas forcément ceux que l’on croit…

Poutine intervient

La question à un million est : Bakou et son parrain sultanesque s’en contenteront-ils ? Comme nous l’avons expliqué dans le dernier billet, ce terrain de plaine était le plus facile à reconquérir. Plus on remonte vers le nord, plus le relief est montagneux et moins la supériorité aérienne turco-azérie sera efficace. De plus, l’ours commence à ouvrir un œil qui pourrait signifier que la fin de partie approche.

C’est d’ailleurs le moment que choisit Vladimirovitch pour expliciter la position russe : « Nous sommes tout à fait ouverts à la possibilité d’un retour de ces districts à l’Azerbaïdjan, tout en assurant un régime spécifique au Haut-Karabagh et un lien sécurisé avec l’Arménie. » C’est-à-dire, ni plus ni moins, l’accord madrilène de 2007. Une situation qui conviendrait finalement à tout le monde.

Certains mauvais esprits pourraient même aller jusqu’à penser que l’avancée turco-azérie avait été délimitée dès le départ et que cette guerre meurtrière n’aura été qu’une mascarade visant à mettre en place, par la force, ces accords que n’auraient pas accepté, en temps de paix, les opinions publiques chauffées à blanc de part et d’autre. L’avenir nous dira si cette hypothèse est juste…

=> Source : Le Grand jeu

 

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