Tenir la chronique d’une catastrophe annoncée n’est pas chose si confortable. Mais encore moins supportable, semble-t-il, pour certains :
« J’ai l’impression qu’à chaque fois que je vous lis, peu importe le sujet, je retrouve un discours quasi-apocalyptique. […] C’est un peu fatiguant à la longue ! »
J’avoue que ce genre de remarque me laisse à chaque fois quelque peu interloqué.
Quoi, comment, annoncer la crise systémique globale d’une organisation mafieuse avérée, la diminution de la contrainte travail, l’illusion factice de la dette, la dévaluation de l’argent comme valeur de référence, serait faire preuve de catastrophisme apocalyptique ?
Figurez-vous que je ressens, moi, la nécessité de ce dégommage en règle comme une volonté libératoire ! Non pas par attirance malsaine pour les décadences nauséeuses, mais comme façon de se débarrasser d’un fardeau trop longtemps supporté. Le premier pas d’un possible à venir, en quelque sorte. Une opportunité immanquable pour les jeunes.
Nos démoralisantes boîtes à lettre
Oh, que ces dernières « Trente foireuses » ont pu être pénibles, qui ont vu l’avènement d’une glauque dictature financière mondialisée ! Ennuyeuse époque où le but en soi de l’existence fut de remplacer son smartphone par un Iphone dernier cri, où le goût de la vie s’exprimait par la souscription d’une assurance sur celle-ci, où l’on essayait de retarder à tout prix l’échéance finale à grands renforts d’examens colorectaux ou d’antidépresseurs. Le tout à crédit !
Dites-moi donc quel écrivain de cette période grise marquera son histoire, quelle école de peinture attirera plus tard des files interminables au Grand Palais, quel chef-d’œuvre grandiose méritera de figurer dans un quelconque musée des civilisations ?
Non pas qu’on ne put point s’y amuser, s’y enthousiasmer. Mais en douce, en catimini, entre soi, en marge, en oubliant que. Le divertissement et l’enthousiasme comme plaisirs solitaires. Ah, la tête de mes filles lorsqu’elles découvrirent le film sur Woodstock et qu’elles se le repassèrent en boucle en salivant d’envie !
Et l’on voudrait que je ne me réjouisse pas de la disparition de ce monde gris ! Permettez que je tienne le contenu quotidien de ma boîte à lettre comme bien plus démoralisant que la moindre de mes chroniques catastrophistes du vautrage systémique en cours !
Des risques à courir résolument
J’entends déjà les cris d’orfraies. Les risques que cette dislocation ferait courir aux populations qui, bien sûr, << en paieront inévitablement les pots cassés >>, les générations forcément sacrifiées, l’inéluctable victoire finale des puissants et des machiavéliques… Acerbes propos de vaincus aigris, soumission consentie des timorés craintifs.
Les conséquences, elles, il y a longtemps que les populations d’en bas les subissent. Populations africaines sacrifiées sur l’autel du sida par les grands prêtres de l’industrie pharmaceutique, caissières de supermarché à 600 euros par mois, travailleurs pauvres, et maintenant ces classes moyennes américaines à qui on fait l’aumône de tickets de rationnement pour se nourrir dégueulasse…
Les risques, d’autres ont commencé à les prendre. Je me sens aujourd’hui bien plus proche des gens de Tahrir ou de ces chers Tunisiens que de ceux qui, il y a encore peu, étaient prêts à voter pour un garde-chiourme de la finance monétaire internationale au prétexte qu’il serait moins pire que le pire malade actuellement en poste.
Bien sûr qu’il y aura des pots cassés. Et alors ? C’est le risque à courir. (Vous remarquerez qu’en ce moment, la casse est presque toujours le fait des puissants sur la défensive.) Après, on peut toujours considérer que l’esclave court beaucoup moins de risques en se soumettant à son maître qu’en s’y opposant. Question de choix… ou plutôt d’abandon de choix !
Précipiter la chute
Mon dieu que je nous sens poisseux ! Nous sommes devenus si tristes et moches.
Faut-il citer pour finir ce tout récent épisode — ô combien « catastrophiste » lui aussi, sinon catastrophique ! — du Sofitel new-yorkais où notre garde-chiourme monétaire sus-cité vient de prendre un bouillon magistral qui lui pendait manifestement au nez. Où les appels à la présomption d’innocence du coupable présumé piétinent allègrement celle des victimes supposées. Où les cris outragés à la manipulation et au complot, les faux étonnements de la garde rapprochée ressemblent de plus en plus à une négation pathétique d’une réalité dans laquelle ce monde déliquescent s’engloutit.
S’il y a quelque chose de « fatiguant » dans l’histoire, ce n’est pas le catastrophisme de la situation, mais le fait que cette agonie se prolonge autant.
Foin des aboyeurs et des paniquards transis, il est plus que temps de poursuivre vaille que vaille notre chemin, poussés au cul par ce cher René Char :
« Impose ta chance, serre ton bonheur et va vers ton risque. À te regarder, ils s’habitueront. »
Notes
NB : ce billet a été modifié le 16 mai 2011, pour tenir compte d’une actualité brûlante (c’est le moins qu’on puisse dire).