LAL

Mon copain Lal (Leonid Minor pour l’état-civil) est mort durant l’été. Presque un siècle de vie, et il s’est écroulé. Mort. Jusqu’à son dernier souffle, et même si un sort malheureux nous avait éloigné depuis quelques années, Lal Minor a toujours été à mes yeux une vivante représentation de l’élégance. Comme Don Quichotte l’était aux yeux d’Orson Welles. Qu’aurait-il pensé, lui, Lal Minor, de cette sinistre rentrée 2009, de ces lamentables convulsions d’un monde décadent, à bout de souffle, avec ces hallucinations puériles ( »<< la récession est terminée ! >> »), ces illusions naufragées ( »<< la reprise est à portée de vue ! >> »), ses lâchetés, ses faux-fuyants, ses abandons ?

Oui, quelle aurait été la réaction de mon ami face à la morgue plus tout à fait aussi assurée des puissants, et à la torpeur persistante des populations soumises ? Quiconque a connu Lal Minor l’imagine très bien : un bref rire de gorge et une dédaigneuse, définitive pichenette symbolique de la main. Car l’élégance de Lal n’allait pas jusqu’à s’accommoder du morne prêchi-prêcha de ceux qui prônent à tous la tolérance et la compréhension de n’importe quelles opinions. Et ne font finalement que tolérer ce qui est inacceptable et intolérable. Des fâcheux et des impudents, Lal Minor ne faisait qu’une bouchée cruelle. Lal est né au début du siècle précédent en Russie. Juif, très tôt émigré en France. Il a traversé un siècle de soubresauts de l’Histoire, quelques prétendues révolutions, des guerres ignobles, des horreurs absolus genre Shoa… Le siècle vingt en a été gratiné ! Si l’on n’y regarde bien, Lal Minor n’a connu aucun « grand soir », aucune vraie période prolongée de jubilation collective (sinon quelques brèves étincelles d’euphorie populaire pour ponctuer la fin des traversées douloureuses). Mais rien, rien qui n’ait jamais terni sa prestance ou entamé son appétit boulimique de vivre, lui qui s’extasiait autant devant un plat ou un verre de vin qu’à la lecture d’un bon livre. Il en avait écrit plusieurs d’ailleurs, des livres, denses, touffus, à son image, publiés chez Métailié (Histoires singulières) ou Denoël (Le Cinquième Voyage de Sinbad le marin). Des traductions de Pouchkine, aussi, avec sa femme Nata. À l’aube de cette rentrée morose, l’exemple de Lal Minor pose question fondamentale : est-il possible de réussir pleinement une vie entière dans un environnement collectif aussi peu enclin à l’exaltation, malgré drames et tragédies ? Ce que Lal parvint à faire tout au long de sa vie, est-il aujourd’hui impensable ? Lorsqu’en janvier 2009, je rendis une première visite à l’équipe de Rue89, son rédacteur en chef, Pascal Riché, me fit remarquer que mes interventions lui paraissaient d’un pessimisme assez désespéré. Je m’en défendis bien sûr. Mais je savais qu’il avait raison. Combien même en aurions-nous toutes les bonnes raisons, on ne peut se satisfaire très longtemps de cogner comme des sourds sur tout ce qui nous révulse. De livrer des analyses assassines, aussi pertinentes soient-elles, sur un monde en capilotade avec la froideur acérée et la bonne conscience soulagée de l’observateur distant. Indignés ou non, les seuls cris de désespoir ne peuvent conduire qu’au désespoir. Tout au long des mois qui suivirent, je décidais de corriger le tir. D’essayer de proposer, au fil de mes nouveaux billets, quelques pistes de sorties, allant même jusqu’à bricoler [un programme politique|/index.php?post/Le-programme-du-Y%C3%A9ti-%3A-LE-PARTAGE-DES-REVENUS-ET-DU-TRAVAIL] en son entier. Et puis Lal Minor est mort, qui sonne pour moi comme un rappel à l’ordre. Je me rends compte combien quelques recettes pratiques ou techniques restent toujours insuffisantes à illuminer un quotidien renfrogné, ou l’espoir d’un futur moins terne. Il faut plus. Un élan, un souffle. Les épices de l’enthousiasme, un zeste de ferveur, une pincée d’exubérance, un mépris souverain et rigolard pour la médiocrité et ses affidés. Et surtout, surtout, une pointe de cet humour ravageur sans lequel l’élégance est une outre vide. Le problème qui se pose désormais est simplissime : si un Lal Minor est mort de sa belle mort, après une vie réussie, à plus de nonantes années passées, essayant encore au crépuscule de son existence terrestre de maîtriser un outil informatique récalcitrant pour continuer à rentrer dans le chou d’un monde en folie et y insuffler ce qu’il avait pu récolter de beautés, nous qui avons franchi hardiment le demi-siècle, ventres un brin relâchés, reins et jarrets déjà raidis, nous n’avons plus un instant à perdre ! Et nous allons essayer de ne pas le perdre, serions-nous seuls sur nos Rossinante ! Vivre tout de suite, quoi qu’il se passe. Voilà pourquoi, c’est plein de bonnes et très volontaires résolutions en cette rentrée, que je commence cette nouvelle série de chroniques en vous parlant de l’élégance et de l’humour de mon ami Lal, Don Quichotte des temps modernes. À qui ce billet est résolument dédié.

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Un voyageur à domicile en quête d'une nouvelle civilisation.