LA MARQUE DU SACRÉ

La crise qui nous frappe aujourd’hui ne serait rien si elle n’était que structurelle, un simple bug mécanique dans une organisation financière et économique essoufflée. Mais non, on a vu déjà qu’elle avait des [prolongations civilisationnelles|/index.php?post/2008/10/05/342-une-revolution-majeure]. On peut aujourd’hui constater qu’elle porte en elle l’étouffante marque du sacré.  »La Marque du sacré », c’est le titre d’un livre lumineux du philosophe Jean-Pierre Dupuy (éditions Carnetsnord, 2008, 20 €), qui inspire très librement la petite analyse à suivre sur la situation apocalyptique qui est aujourd’hui la nôtre. Jean-Pierre Dupuy traite de la façon dont l’être humain a abusivement ramené sa science, pour se poser en rival de ses vieux dieux défaillants.

On a vu comment sombrèrent les précédentes « croyances » en la matière. Celle du prétendu triomphe de la « Raison pure » si chère aux jacobins de Saint-Just (« l’archange de la Terreur » ! ). Celle de cette « fin de l’Histoire » qui devait consacrer le triomphe du prolétaire universel, selon Hegel et Karl Marx. Pouvait-il en être autrement avec la dernière « religion » en vogue, celle de l’apothéose par le Marché mondialisé et la Nature matée ?

Un simple examen un peu distancié de notre paysage confirme l’étendue du désastre. Et de notre déconvenue.

La marche vers l’apocalypse

Nous prétendions supplanter la nature, la manipuler biologiquement et génétiquement. Et nous en sommes venues à considérer comme hostiles et parfaitement déplacées les manifestations naturelles qu’elle nous oppose : la fonte des glaciers polaires, la multiplications des catastrophes climatiques. Nous pensions défier les lois de la pesanteur et du temps en applaudissant sans plus de retenues nos champions (les « dieux du stade » ! ) chargés à mort comme des bourricots. Nous ne faisons même plus mine de nous offusquer de leur dopage éhonté à tous les niveaux et dans toutes les disciplines sans distinction.

Nous avons sacrifié l’apprentissage de l’art de vivre, de la souffrance et de la mort (ce petit  »problème à régler »), au culte frénétique et « morbide » de la santé éternelle. Nous nous sommes abandonnés au régulation d’un Marché, création diabolique des grands prêtres qui nous gouvernent. Nous avons durablement sacrifié l’idée même de démocratie sur l’autel du sacro-saint Argent et des grands-messes médiatiques télévisées.

Nous avons mondialisé le Marché. Nous l’avons divinisé en lui conférant d’autorité un caractère irrémédiable et en lui attribuant le qualificatif définitif de « modernité ». Nous nous prosternons au pied d’une croissance destructrice et parfaitement dénuée de sens.

Comble du comble, nous avons poussé l’absurde jusqu’à inventer les moyens de notre propre auto-destruction : l’arme nucléaire. Dont il est à nouveau question si brûlante ces derniers temps avec la supposée menace iranienne. Menace très possible au demeurant, mais pour l’heure, c’est nous qui l’avons, la bombe. Nous qui l’avons utilisée sans l’ombre d’un remords. Hiroshima, Nagasaki, vous avez oublié ? Par ceux-là même qui aujourd’hui prêchent le Bien contre le Mal en massacrant des milliers de civils sous leurs bombardements aveugles. Mais voilà que tout s’est déréglé.

La panique

Bien des indices montrent que la nature s’est mise en tête de botter ces culs qui voulaient péter plus haut qu’il n’est séant. Préfigurées par l’effondrement des tours de Manhattan (devenues  »Ground Zero »… du nom de l’endroit précis où explosa la première bombe atomique de l’histoire de l’humanité, le 16 juillet 1945 au Nouveau-Mexique), d’inquiétantes fissures apparaissent qui menacent nos temples.

Dans la mesure où plus personne n’y croit, la hiérarchie des valeurs qui en consolidaient les fondations se disloque. Or, écrit Jean-Pierre Dupuy, « la crise qui accompagne l’effondrement d’un ordre hiérarchique porte un nom : la panique. » Alors, nous retournons à nos habituels démons. À commencer par ces boucs émissaires (l’émigré, le sans-papier, le musulman de service…) sur lesquels nous soulageons nos nerfs mis à rude épreuve en tentant d’oublier notre impuissance et l’horreur qui nous menace.

Nos grands prêtres se réunissent en conclave (G20) et entonnent des hymnes extasiés au miracle qui seul peut désormais les sauver (la « reprise »). Les fidèles, laissés sans repères et englués dans les croyances qu’on leur a inculquées (la valeur-travail, la récompense par le mérite et le sens de l’effort…) sont frappés d’hébétude comme statues de sel en Sodome et Gomorrhe.

Je sens que tu te braques, cher lecteur. Trop, c’est trop, n’est-ce pas ? Une partie de toi cherche à nier l’évidence. (« Même lorsque nous savons que la catastrophe est devant nous, nous ne croyons pas ce que nous savons », écrit Jean-Pierre Dupuy.) Une autre partie de toi voudrait faire taire ces prédictions cataclysmiques qui te dégringolent dessus comme des bombes israéliennes sur Gaza.

Remarque, je comprends et partage ton désarroi. Mais pourquoi se formaliser de ce qui nous arrive, et qui était si prévisible ? D’abord, au regard du cosmos, la tragédie qui nous frappe est tout juste à la mesure de notre indifférence devant le massacre des milliers d’insectes sur nos parebrises quand nous partons en week-end dans nos petites autos. Ils sont crétins, aussi, ces insectes. Depuis le temps, ils auraient quand même pu comprendre qu’ils ne devaient plus papillonner au-dessus de ces langues de bitume vrombissantes, malodorantes et suffocantes. Qu’il leur fallait mieux rester sur les bas-côtés.

Prendre la tangente. Il est grand temps de nous comporter comme des insectes intelligents, ami lecteur : plutôt que de nier les évidences que nous pressentons, de pleurnicher stupidement sur notre pitoyable sort, essayer de trouver quelques échappées belles à notre portée.

L’arche de Noé

Jean-Pierre Dupuy termine son ouvrage en nous exposant la magnifique parabole de Noé, utilisée par un de ses maîtres à penser, Günther Anders : Noé « fatigué de jouer les prophètes de malheur », sans que personne ne le prenne au sérieux, s’en fut par les chemins annoncer le déluge comme définitivement acquis aux passants médusés, en les avisant qu’ils étaient eux-mêmes déjà morts.

Gueule de l’auditoire qui demanda à cet étrange bonimenteur quand avait eu lieu ce drame si funeste. « Demain (répondit Noé). Si je suis devant vous, c’est pour inverser le temps, pour que cela (le déluge, ndlr) devienne faux. »

Lors d’un récent entretien sur France Inter, Jean-Pierre Dupuy concluait en affirmant que seule une prise de conscience aigüe de l’apocalypse en cours permettrait à l’humanité de trouver les solutions pour y échapper. Tu vois, lecteur, c’est très simple. Il ne tient qu’à toi de ne plus nier stupidement ce qui te mange les yeux et d’embarquer dare-dare sur les arches du salut qui se présenteront à toi.

Ces arches, heureusement, existent déjà. Ce sont celles que tu qualifies encore bêtement de « marginales » parce qu’elles naviguent encore hors de tes sentiers battus. Déjà loin de ta « religion » dévastée. Nous voyons bien que devant la menace, les mentalités changent peu à peu. Nous constatons jour après jour, de gré ou contraints, que des chemins parallèles s’entrouvrent. La Nature a horreur du vide, sais-tu ? Les AMAP et toutes ces organisations parallèles (que rejoindront forcément un jour, sauf à disparaître, nos producteurs laitiers et tous leurs confrères de l’agriculture aujourd’hui saignés à blanc par les réseaux de la « grande distribution »), toutes ces associations de l’ombre qui suppléent aux carences des services publics, ce système D et d’entraide qui renaît toujours quand il s’agit de pallier au marasme collectif… Enfin bon, voilà, pèlerin. Tu es fixé, maintenant, j’espère. Tu fais comme tu veux.

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Un voyageur à domicile en quête d'une nouvelle civilisation.