La fin est mon commencement, par Tiziano Terzani

« Tu sais, je me suis toujours intéressé à l’humanité. L’homme, mais qui est-il, bon sang ? Alors, j’ai fini par me poser cette question, un peu bête mais tellement importante : “Et moi, qui suis-je ?” Cet homme, cet homme… Bref, j’ai été totalement pris par l’homme, par l’humanité. Où va-t-il ? Que fabrique-t-il ? S’améliore-t-il ou ne s’améliore-t-il pas ? C’est cela l’Histoire, tu ne crois pas ? »

Tiziano Terzani, La Fin est mon commencement

L’Histoire avec un grand H, Tiziano Terzani (1938-2004), le grand écrivain-journaliste italien, la vécut pleinement. Dans une ultime et extraordinaire série d’entretiens avec son fils Folco (“La Fin est mon commencement”, éd. Les Arènes/Intervalles 2008), il illustre à merveille le dilemme qui est aujourd’hui celui de chacun d’entre nous : la lutte entre le Bien et le Mal, quand le Bien et le Mal sont d’inextricables frères siamois.

Envoyé spécial du magazine Der Spiegel, Tiziano Terzani mit un point d’honneur à être un journaliste résolument et clairement engagé dans l’Histoire de son temps. Couvrant la guerre du Vietnam, il prit fait et cause contre l’arrogance américaine et pour le Vietcong… jusqu’à en découvrir les sinistres geôles. Expédié en Chine, il épousa la cause du mouvement maoïste… au point de mettre ses deux enfants dans une école populaire où on leur enseigna les raffinements de la délation ! Les autorités chinoises finirent par expulser leur irascible soutien quand celui-ci entreprit de dénoncer l’absurdité sanguinaire de la Révolution culturelle.

Tiziano Terzani souligne bien l’ambigüité des choix humains en citant la cas de la Birmanie [on était à l’époque bien avant l’accession au pouvoir de Aung San Suu Kyi, ndlr] :

« La Birmanie est dirigée par un régime épouvantable, d’horribles militaires et d’hommes qui pratiquent la torture. Le mouvement démocratique est dirigée par un personnage extraordinaire, Aung San Suu Kyi, qui a reçu le prix Nobel de la Paix, une femme exceptionnelle, d’un courage hors normes. Bien, mais qu’y a-t-il derrière cette histoire ? »

Derrière cette histoire, dit Terzani, « il y a les intérêts des grandes sociétés qui attendent de pouvoir entrer dans le pays. Si demain, sous les pressions occidentales, le régime tombe, si Mme Aung San Suu Kyi prend le pouvoir, la Birmanie deviendra à l’image de la Thaïlande : des putes, des bordels, du profit, des Malboro, du Coca-Cola et des jeans ». On voit bien comment ce terrible dilemme est le nôtre aujourd’hui. Le Bien de l’Empire “démocratique“ occidental contre le Mal des “méchants” islamistes, le vilain Hamas contre l’ “agneau” Israël, “victime” mille fois meurtrière…

La fin d’un monde (capitaliste), probablement ! Mais le commencement de quel autre ? Tiziano Terzani nous met face à nos contradictions : « Il y a quelque chose de sacrilège dans l’idée de vouloir créer l’homme nouveau, qui participe de tous les révolutionnaires. Tous. Mais l’homme est ce qu’il est, il est le fruit d’une évolution, et on ne peut pas arrêter cette évolution. »

Cette idée d’“homme nouveau”, qui ne manquera pas de resurgir sur les décombres de la période de transition périlleuse que nous abordons aujourd’hui, appartient définitivement à un futur… qui n’existe pas ! « Le futur est une boîte vide où l’on met toutes ses illusions. Tout ce qu’on n’a pas fait, tout ce qu’on aurait voulu faire, on le met dans le futur ! »

Mais alors, que nous reste-t-il ? Quel espoir ? D’abord, le respect de la biodiversité, dit Tiziano à son fils Folco. « Nous voulons des pommes qui soient toutes rondes, toutes pareilles, toutes luisantes, et nous éliminons ainsi la biodiversité qui est le fondement même de la vie. Les hommes bleus, les Touareg, mais pourquoi voulez-vous leur mettre des slips ? »

Ensuite, essayer de rendre notre univers de vie à nous plus vivable. Mais, tout comme les maoïstes, mûs au départ par l’idée de justice, finirent par euthanasier toutes les richesses d’une civilisation ancestrale – « ces hommes qui avaient découvert qu’il ne fallait jamais rien attacher autour du ventre parce que ça bloque le qi, ont maintenant tous des ceintures Pierre Cardin » –, nous sommes nous aussi, aujourd’hui, devant les ruines de la nôtre, rongée par la gangrène d’une idole argent qui s’effondre. Qu’allons-nous rebâtir d’autre ? Allons-nous savoir, pouvoir, influer sur notre inéluctable “évolution” ? Face à notre Histoire avec un grand H, dont il nous dit qu’elle est faite d’une succession de « moments d’extases », Tiziano Terzani nous donne dans son indispensable ouvrage posthume un éclairage incomparable des écueils à éviter, des quelques pistes de lumière à emprunter, pour construire, reconstruire, non pas “l’homme nouveau”, mais les quelques règles de vie qui lui éviteront, un temps, de commettre tant de conneries.

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Un voyageur à domicile en quête d'une nouvelle civilisation.