Tordre le cou à un mythe : le travail n’est pas une valeur en soi (3/6)

Poursuivons notre dézinguage des vieux mythes miteux : non, le travail n’est pas une valeur en soi. Il faut réhabiliter la valeur loisir.


Tout part d’une inversion des valeurs : le but de l’économie serait de fournir un emploi à chacun, la valeur suprême, à en croire ceux qui précisément n’ont pas besoin de travailler. Et qui, par ailleurs, traitent le boulot comme un vulgaire “coût” pour l’entreprise.

Travailler (du latin tripaliare, torturer) n’est pas, n’a jamais été une valeur en soi. Le travail est une contrainte que l’on se doit de partager pour produire les biens et services nécessaires à la survie et au confort du groupe. Pas de pain sans boulanger, de bus sans conducteurs, de médecine sans médecins…

Le poids des vieux schémas socio-culturels

Mais aujourd’hui, progrès techniques et gains de productivité permettent de produire bien plus que ce dont nous avons besoin avec un volume de travail bien moindre.

On devrait s’en réjouir, mais comme pour l’argent, les schémas mentaux socio-culturels nous empêchent de concevoir un monde où la raréfaction du travail serait une avancée appréciable plutôt qu’un handicap condamnable.

Pire, en toute absurdité, nous avons fini par inverser la logique des choses. De simple moyen de production, le travail serait devenu la finalité de l’activité économique. On ne travaille plus pour produire, on doit produire (même n’importe quoi) pour travailler.

Trois arguments répandus à l’envi par les “prisonniers du boulot” :

  • le travail est le passage obligé pour “gagner sa vie” ;
  • le travail émancipe et épanouit l’individu au sein de la collectivité ;
  • le travail confère une valeur sociale à celui qui l’exerce.

Ne plus confondre travail et fonction sociale

On objectera que le travail, lié à l’octroi d’argent, est un autre moyen pour les oligarchies en place de tenir leurs ouailles sous tutelle. On notera d’ailleurs que le travail nourrit de moins en moins son homme si l’on considère l’augmentation considérable du nombre de travailleurs pauvres et précaires. Et on enfoncera le clou en notant que les plus émancipés financièrement (les rentiers, les héritiers) se passent parfaitement de fonction productrice.

On peut comprendre le rôle émancipateur et épanouissant du travail pour le journaliste, le médecin ou l’avocat. Mais il est douteux que le ramasseur de poubelles, la caissière de supermarché ou le manutentionnaire en intérim chronique s’émancipent et s’épanouissent véritablement dans leurs métiers.

Quant à la valeur-travail, on confond allègrement le travail (rémunéré) et la fonction sociale (du latin functio, “rôle, utilité d’un élément dans un ensemble”, qui ne l’est pas forcément, rémunérée). Dira-t-on que la mère au foyer, les bénévoles d’associations, les créateurs de logiciels libres n’ont aucune valeur sociale parce qu’ils ne touchent aucune rétribution pour leurs tâches ?

Le plein-emploi, une notion obsolète

La notion de plein-emploi est désormais obsolète (sauf peut-être, perspective guère euphorisante, après une nouvelle période de désolation guerrière).

Combler les manques dans certains secteurs (santé, éducation, culture, énergie renouvelable…) ne suffira pas à effacer le taux de chômage actuel, ni à compenser cette foison d’emplois inutiles, voire nocifs, qu’il conviendrait d’éradiquer. Interdisez la plaie des paris spéculatifs sur les variations de prix, et c’est plus de la moitié des emplois bancaires qui seront (utilement) rayés des listes.

Enfin, le principe d’une meilleure répartition du travail, prôné par certains, est évidemment une bonne chose, mais ne suffira évidement pas à retrouver ce plein-emploi disparu depuis près de cinquante ans. Deux raisons : la baisse du volume des tâches nécessaires à accomplir, et la spécialisation accrue de beaucoup de métiers.

Une évolution inéluctable vers une société de loisir

La vérité est que nous évoluons vers une société de loisir, c’est-à-dire avec travail raréfié. Laquelle est d’ailleurs largement entrée dans les faits. On pallie désormais l’absence de revenus d’un travail par la multiplication des minimas sociaux : revenu de solidarité active (RSA), Restos du cœur, tickets d’alimentation (food stamps) aux États-Unis…

Mais ces mesures continuent d’être entourées d’une aura si culpabilisatrice et maintiennent leurs “bénéficiaires” dans un tel état de précarité, qu’on ne peut s’empêcher de penser aux vieilles foudres divines stigmatisant un quelconque péché originel.

Heureusement, la notion d’un revenu minimum vital décent pour tout citoyen, travailleur ou non, commence à germer dans les esprits. Mais les réactions hostiles qu’elle provoque (« quoi, comment, payer des gens à rien foutre, encourager l’oisiveté ? ») montrent que les carcans mentaux gardent encore leur pouvoir de nuisance. Pour combien de temps ?

N’en déplaise à nos moralistes hors d’âge, cette révolution-là des esprits, nous allons aussi devoir la mener…. ou la subir !


Série Tordre le cou à un mythe

  1. L’argent
  2. La dette
  3. Le travail
  4. La croissance
  5. La compétitivité
  6. Le protectionnisme

 

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Un voyageur à domicile en quête d'une nouvelle civilisation.