L’échappée belle des jeunes : les « guerriers » du monde d’après

Le phénomène paraît secondaire, mais ne l’est point : cette année les bistrotiers français ont manqué cruellement de saisonniers pour faire leurs petites affaires. La faute aux jeunes ?

C’est comme ça, pestent les vieux croutons aigris, les jeunes veulent plus bosser. Moyennant quoi, les bistrotiers ont exigé la régularisation rapide des réfugiés qu’ils pourraient payer des clopinettes. Ce que précisément les jeunes ne veulent plus : bosser pour rien, pour n’importe quoi, dans n’importe quoi. Ou alors un strict minimum, sans autre ambition que de satisfaire les besoins élémentaires immédiats. Mais pas plus. Pour le reste, ils se débrouillent dans leur coin, et plutôt bien.

Des entrepreneurs d’un genre particulier

A et B (32, 30 et un bébé de huit mois) viennent de s’acheter une petite maison délabrée à entièrement rénover. A a un boulot sans grand intérêt (il faut bien bouffer), B ne travaille pas (je veux dire, n’a pas d’emploi). Ils ont calculé que les échéances mensuelles du remboursement d’un prêt ne leur couterait pas plus cher qu’un loyer.  Et le prix de l’immobilier a suffisamment baissé pour qu’ils se dégotent un home sweet home à leur portée. En jouant sur les finesses du système (prêt à taux zéro, etc.) et sur les aides de leurs familiers, ils ont réussi à rassembler le petit pécule nécessaire.

Pour cause de budget ultra serré, A (qui auparavant était effrayé par la simple pose d’une étagère) s’est mis en tête de faire lui-même une grosse partie des travaux et les a faits. B s’est occupée de coordonner les travaux entre les différents corps de métier : maçon, électricien, couvreur, plombier, plaquiste, menuisier… Pas une mince affaire.

A et B habitent désormais dans leur maison toute pimpante avec leur bébé. L’espace de plusieurs mois, ils se sont donc retrouvés entrepreneurs immobiliers d’un genre un peu particulier : à leur compte et pour leur seul compte. Pas d’emploi, mais un sacré boulot de réalisé.

Entraide gratos

C et D (la trentaine eux aussi, mais pas encore d’enfant) sont souvent venus donner un coup de main sur le chantier de A et B. Mais pas qu’eux seuls : on y vit aussi X, Y et Z venus souvent de fort loin pour prêter main forte le temps d’un week-end ou même d’une semaine, prise sur leurs vacances ou leur temps libre. Le tracassier du fisc qui tenterait de débusquer un trafic de travail au noir en serait pour ses frais : pour qu’il y ait travail au noir, il faut qu’il y ait une rémunération non déclarée. Or là, rien de tout cela, juste de l’entraide gratos.

En retour, A va souvent seconder C et D dans la réalisation de leur projet : une petite entreprise de plants potagers bio destinés aux petits producteurs de la région. C et D ont fait la formation nécessaire pour connaître et exercer leur métier, ont acquis un terrain suffisamment grand, doivent construire eux-même les bâtiments de l’exploitation avec l’aide si possible de leurs amis, vivent dans une tiny house [micromaison procédant d’un désir de vivre simplement, mais aussi d’un mouvement social, architectural et philosophique, ndlr], se déplacent dans leur vieille camionnette aménagée pour y dormir.

Le projet est en voie d’achèvement, l’entreprise de C et D va bientôt prendre son envol, bien loin des critères et des contraintes du vieux monde capitaliste.

Le goût de l’aventure

À 22 ans, une fois ses études achevées, E est partie vers le nord de l’Europe avec l’intention de faire le tour de la Norvège. Si j’y trouve un boulot, j’y reste, a-t-elle déclarée sur un air de défi. Le job est tombé dès le premier rendez-vous de la première semaine de voyage, au point même d’avoir failli l’interrompre : son employeur voulait qu’elle commence immédiatement. Mais E la tête de mule est parvenue à se faire accorder un délai pour achever son périple. Un tour des fjords à la mesure de ses modestes deniers, à moindre coût, circulation sur place en stop, covoiturage ou bus, hébergement en couchsurfing chez l’habitant [le couchsurfing est un service d’hébergement temporaire et gratuit, de personne à personne. Les personnes proposant simplement un lit ou un canapé pour dormir (une nuit le plus souvent) en étant eux-mêmes présents dans leur logement et les personnes cherchant un hébergement sont mises en relation via un service en ligne. Rien à voir avec la très capitaliste organisation Airbnb].

Deux ans après, E vit toujours en Norvège, en colocation à Oslo. Son travail ne lui fait pas faire fortune, mais est intéressant, valorisant. Au moindre moment libre, toujours à l’économie (elle est passée maîtresse dans l’art de trouver les trajets les plus cheap, que ce soit en avion ou en train), E parcourt l’Europe pour voir ses amis, s’est offert une expédition aventureuse dans le Svalbard, le pays des ours, aux confins du Pôle nord.

La construction parallèle d’un nouveau microcosme social

Je ne prétends pas mener ici une étude sociale exhaustive de la vie des jeunes d’aujourd’hui à partir de ces trois cas particuliers. Je constate juste que ceux-là sont loin d’être rares et isolés, et qu’ils traduisent une tendance significative sur plusieurs points :

  • une décontamination à l’égard des valeurs d’une société dans laquelle les jeunes ne se reconnaissent plus (et qui ne les reconnaît plus) : plus d’ambition de plan de carrière, plus de fascination pour le mythe de l’automobile comme symbole de puissance et de réalisation personnelle ; s’ils usent encore des services que leur fournit chichement cette société (les banques, par exemple), c’est a minima et sans aucune illusion ;
  • une adaptation assez ingénieuse à la précarité à laquelle ils sont contraints : les jeunes ont appris à se débrouiller avec un simple RSA (ceux des trois exemples ci-dessus vivent tous aux limites du seuil de pauvreté), d’où la difficultés des bistrotiers français à se procuer une main d’oeuvre corvéable à merci ;
  • une volonté farouche de se construire une vie pas trop con, quitte à passer par les marges et la construction d’un microcosme social qui leur convient.

Les civilisations se rongent de l’intérieur quand une partie de ses membres s’éloignent des valeurs et des grilles hiérarchiques imposées au groupe en son entier. Que les réfractaires soient minoritaires ou majoritaires n’a pas grand importance. Il suffit juste que ceux-ci soient suffisamment nombreux pour ébranler les fondements du vieux monde fragilisé : une consommation spartiate, des méthodes et des voies alternatives : le fameux crowfunding [financement participatif], très en vogue, est le premier système de financement à se passer des banques.

Les « guerriers » révolutionnaires du monde d’après sévissent sur des voies parallèles, dans l’ombre, entre eux, modestement. Le plus cocasse (et le plus agaçant pour les vieux croutons aigris) est qu’il leur arrive même d’avoir l’air heureux.

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Un voyageur à domicile en quête d'une nouvelle civilisation.