Sortie de crise : les intellectuels et la « Grande mutation »

Ça se passait chez Busnel, sur France 5, le 29 novembre. Jean-Claude Guillebaud disait que le mot qui l’agaçait désormais le plus, c’était le mot « crise ». Nous n’étions plus en crise, expliquait-il, mais entrés en phase de << Grande mutation >>. Que Guillebaud me pardonne le vol de cette expression. Je l’emploierai désormais en lieu et place de la « Grande perdition ».

Jean-Claude Guillebaud n’est pas seulement journaliste. C’est aussi un intellectuel. Et quel rôle pour les intellectuels dans une « Grande mutation » comme celle que nous vivons aujourd’hui ?

Non, non, il n’est pas question ici des idéologues dépassés du passé, des courtisans surannés et empesés qui ne survivent plus que par la complaisance des médias du microcosme. Les Minc, le Béhachel, et toute la brochette des économistes ahuris par la « Grande perdition » qui les frappe sans qu’ils n’aient bien sûr rien vu venir.

L’intellectuel et le tournevis

Je vous parle de ceux qui, comme Guillebaud, essaient de déblayer vaille que vaille les chemins de la « Grande mutation » en cours. Mais non, pas de noms, ne pas faire de jaloux par omission. Je vous renvoie, pour vous faire une idée, aux listes établies par « Augustin Meaulnes » et un certain Funkabeat sur un autre forum.

Le grand problème des intellectuels, souvent posé et amplifié par des contradicteurs en panne d’arguments, c’est qu’on ne leur demande pas seulement de penser, d’analyser, d’anticiper, de décrypter. On leur reproche de planer sur leurs hautes sphères, loin des réalités prosaïques. On exige d’eux qu’ils agissent.

L’intellectuel n’a pas à agir, n’a pas à traîner ses bottes dans la boue du quotidien. Un intellectuel, c’est fait pour penser et rien d’autre. Confiez-lui un tournevis et il termine à l’hosto. Entre la pensée et l’action, il doit y avoir la même séparation qu’entre l’exécutif et le législatif. Qu’entre un pouvoir politique et la justice.

Le dilemme de l’intellectuel incompris

Le problème de l’intellectuel, c’est de savoir à quels mécaniciens de l’élite il s’adresse. Spontanément, je dirai même naturellement, il se tourne vers l’élite en poste. C’est ainsi qu’un Emmanuel Todd voulut croire, lors de la présidentielle de 2012, en l’avènement d’un << hollandisme révolutionnaire >>.

La chute n’en est à chaque fois que plus douloureuse. Le temps d’un billet vidéo d’humeur déclinante (heureusement passagère), Paul Jorion s’émut de ne jamais être entendu par ceux-là mêmes à qui il pensait devoir s’adresser. Et du faible impact de ses propositions sur les « forces dirigeantes ».

Le propre de l’intellectuel (toujours pas question ici des mornes courtisans) est précisément d’éclairer les chemins laissés en friches par les élites agissantes essoufflées de l’ordre ancien. Jamais les conseils avisées des Lumières ne trouvèrent grâce aux yeux de la monarchie capétienne en voie d’être raccourcie.

Mais alors vers qui se tourner quand l’horizon semble désespérément vide ?

Pas de Lumières sans Gavroche

L’intellectuel (le vrai) a le rôle ingrat d’éclairer la ténèbre sans certitude, ni d’obtenir un quelconque résultat, ni même d’avoir raison. Un peu comme celui qui, jadis dans sa grotte, eut l’idée saugrenue de frotter deux silex… jusqu’à ce que jaillisse la petite étincelle. Quelqu’un qui ait retenu le nom de celui qui a inventé le feu ?

Ensuite, sauf à ne deviser qu’avec son cercle d’universitaires transis ou à viser une place assise dans la contre-allée d’une de ces maisons de retraite que sont les académies, l’intellectuel doit se soucier de ce qui deviendra son véritable auditoire pour avoir quelque chance de voir un jour ses recettes mises en cuisine. C’est son discours qui suscite la nouvelle élite et les ouvriers des grands bouleversements.

Mais les intellectuels désignés ici ne sauraient non plus se poser en seuls initiateurs de la « Grande mutation ». Les philosophes des Lumières seraient restés dans l’ombre de l’histoire sans les Danton ou les Robespierre qui ensanglantèrent jusqu’à leurs propres chemises pour concrétiser leurs idées, sans les Gravroche anonymes pour aller prendre les Bastille.

Et vice-versa non plus, c’est vrai. Là on rentre dans la problématique d’une équipe comme le Paris Saint-Germain actuel : un entraîneur de renom, des stars du foot, mais aucun esprit d’équipe et des désillusions à la pelle. Il est un autre facteur qui intervient parfois pour ressouder (ou désintégrer) une équipe naissante : la pression du chaos.

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Un voyageur à domicile en quête d'une nouvelle civilisation.