
« C’est une bataille, « l’insertion », qui réclame un mental, repartir au front, encaisser les défaites, ne pas s’écouter, d’abord, ne pas écouter en soi sa faiblesse, trop facile » (François Ruffin).
Dans « Quartier Nord » (éditions Fayard 2006), François Ruffin raconte deux années d’expédition en terre inconnue. Étrangère à la classe politique. Deux ans dans le monde du chômage et des emplois précaires. Deux ans avec les fins de mois difficiles surtout que ça commence dès le 1er. Deux ans dans un chantier d’insertion d’exception.
« À son tour, Gilles de Robien [alors maire d’Amiens, ndlr] s’enthousiasme pour « ce cadre tout à fait exceptionnel » : « C’est vraiment une très belle initiative, et je tiens à le dire à tout le monde […] des gens qui travaillent, qui apprennent et qui sont heureux […] On peut suivre ce progrès considérable à la fois pour les hommes, je l’espère, et en même temps, pour la beauté de la ville. » Qui, en effet, persisterait dans la mélancolie avec la moitié d’un SMIC mensuel ? Le futur ministre de l’Éducation, lui, sait se contenter de peu, et se veut partageur : « Nous utiliserons d’autres dispositifs pour qu’un maximum d’Amiénois puissent bénéficier du chantier d’insertion. » Chaque habitant n’aspire, c’est bien connu, qu’à « bénéficier » d’une pareille opportunité… »
Le choc des cultures et la mort
François Ruffin raconte le choc entre les grands bourgeois obscènes qui vivent sur un autre planète et les gens de peu qui souhaiteraient juste vivre décemment avec un emploi fixe, un vrai salaire et un horizon dégagé. Pas avec un CES, contrat emploi solidarité, ou un autre « dispositif » au goût de queue de cerise à durée déterminée.
« Dans ces pages [les procès-verbaux du conseil municipal] l’indécence affleure : des notables, l’un médecin, l’autre assureur, etc., qui encaissent 30 000, 40 000 ou 60.000 francs chaque mois, se réjouissent, avec moult superlatifs, que 3.300 francs soient accordés aux manants. Le château contre le hameau, toujours, un idéal de charité, peuple des chômeurs qui se contenterait du pain et d’un burin. Et comment ces messieurs envisagent-ils d’épauler les CES ? En consolidant leurs contrats ? Non. En prévoyant un éducateur, une assistante sociale, une infirmerie ? Non. En leur assurant le minimum, c’est-à-dire leur sécurité ? Non, même pas. »
Un jeune est mort sur le chantier d’insertion de la Citadelle. Allah yarahmo. La Mairie a tout fait pour étouffer l’affaire. Et pourquoi ce silence ? Parce que le gamin, là, un Noir, c’était un fils de rien. »
Un jeune garçon est mort dans le chantier d’insertion. Tué sous une avalanche de pierres. Les normes minimales de sécurité n’étaient même pas respectées.
On ne rêve plus : pas de CDI à l’horizon
« Rue Lobau, à l’administration municipale, on retire les dossiers : balayeur, jardinier, gardien, etc., Minawar ratisse large. Autant de paperasses à remplir, CV à fournir, lettres de motivation à rédiger (mon boulot) [François Ruffin est l’employé aux écritures des copains en quête d’un taff], de quoi repousser l’échéance de la désespérance. Les retours parviendront chez Zoubir, au fil des semaines. Lui les transmettra à son frère avec précaution, pour le ménager : « Les listes sont bloquées », énoncent les courriers. Un an et demi plus tard, finalement, il passera les « tests », et échouera. Que pouvait-il, dans ce concours, lui le dyslexique face, par exemple, à Sofiane et à son BTS « force de vente » (on joue au foot ensemble) ? Que pouvait-il face à cette génération de bacheliers balayeurs ?
On peut rêver, un moment, puis on ne rêve plus : pas de CDI à l’horizon. La résignation prend le dessus, l’usure, comme un ressort qui se brise. Vite parfois, en six mois. On se prétend toujours « en intérim », mais la dernière mission remonte au siècle dernier. Le monde du travail s’éloigne, on le contemple à travers son hublot comme une autre planète. S’afficher comme « intérimaire » ne sert plus, alors, qu’à masquer une autre identité, passerelle discontinue, indolore, vers une marge que l’on ne nomme pas. »
L’épopée de la guerre moderne
« Quartier Nord » c’est l’épopée de la guerre moderne. La guerre contre les pauvres, la guerre contre les gens modestes, la guerre contre tous ceux qui n’ont que leurs bras et leur tête et pas de patrimoine pour faire bouillir la marmite.
« Car c’est une bataille, « l’insertion », qui réclame un mental, repartir au front, encaisser les défaites, ne pas s’écouter, d’abord, ne pas écouter en soi sa faiblesse, trop facile. C’est une lutte que Norredine a engagée, lui et d’autres, pas des clones, non, mais une agressivité en commun, une agressivité sans coups ni injures, impalpable, dans le ton, les regards de défiance. On la dénonce, cette agressivité, et elle effraie. Contre elle, on en appelle au civisme. Ne reste que ça, pourtant, aux dominés qui n’ont pas renoncé : un avatar de pugnacité, oui, la rage à fleur de peau quand les bien nés réussissent sans combattre. »
« Quartier Nord » est une gigantesque chronique sociale qui s’étale sur deux années avec des gens que l’on retrouve au fil des saisons, au fil des espoirs et des désillusions. Ça chante, ça rigole, ça pleure, ça parle, ça se révolte et ça s’effondre, bref ça vit.
Ce n’est pas « Les Misérables » du XXIe siècle mais « Quartier Nord » devrait être au programme des lectures de tout candidat à des élections. Avec interrogation écrite à la clé. Correction des copies faite collectivement par des gens vivant au dessous du seuil de pauvreté.
Lecture accompagnée d’un stage de découverte obligatoire d’un an. Une immersion bigrement nécessaire quand la nouvelle noblesse veut nous faire bosser le dimanche et la nuit. Je les imagine, les notabliaux qui n’ont jamais travaillé, se coltiner des palettes sous une pluie glaciale de décembre. Je les imagine, les énarques, les doigts gourds trempés glacés à tailler des vignes en février avec un blizzard venu de Russie. Je les imagine, les sénateurs, pointant à cinq heures du matin le dimanche après avoir laissé le gosse chez les grands-parents. Je les imagine, les préfets, sous le cagnard de juillet, castrer du maïs ou boulonner des tôles galvanisées brûlantes.
=> « Quartier Nord » de François Ruffin, éditions Fayard 2006.
«Mais tu n’aimes pas regarder / Un autre homme fatigué / Déposer toutes ses cartes comme une défaite. » Graeme Allwright chante « L’Étranger » de Leonard Cohen.