
« Chez nous les suicides ne se font pas dans des draps de soie. » La question sociale soulevée par les Gilets jaunes n’est pas née hier.
On est en 1998 ou 1999. Le gars qui me prend en stop paraît bien fatigué. Il est médecin généraliste dans une ville moyenne du Sud-Ouest de la France.
– Ma ville dépend de quatre grandes entreprises qui, avec leurs sous-traitants, sont les employeurs directs ou indirects du plus clair des salariés. Quatre entreprises qui font la pluie et le beau temps local. Et vous connaissez le fond de l’air comme moi. Les entreprises changent de mains, « restructurent, réorganisent, élaborent une nouvelle stratégie, réduisent les coûts, compressent les dépenses, augmentent la productivité », enfin bref, les refrains habituels…
Un énorme coup de blues
En l’écoutant je comprends vite qu’il n’est pas épuisé comme je le craignais – le voir piquer du nez sur le volant… – mais très démoralisé. S’il m’a pris en stop, ce n’est pas pour que je le tienne éveillé, mais pour que j’écoute son énorme coup de blues.
– Tous les dix-huit mois environ on a une grosse secousse dans l’une des quatre boîtes. Un changement de groupe financier, ou une nouvelle direction, ou un nouveau plan de production, ou… Une nouvelle aggravation des conditions de travail ou bien un évènement qui inquiète tous les salariés de la boîte et de ses satellites. Qui ne savent pas ce que sera demain pour eux. Qui craignent les licenciements. Qui travaillent dans des conditions toujours plus difficiles.
Je retrouve ce climat anxiogène dans mon cabinet. Des gens se plaignent de souffrir de ceci ou de cela. Le médecin ne trouve pas grand chose. Ils n’ont pas de troubles organiques et c’est confirmé par les analyses. Mais la personne voit qu’ils sont inquiets, angoissés, tendus comme des cordes de piano par une ambiance au travail effroyable ou par la difficulté voire l’impossibilité de retrouver un emploi quand ils sont licenciés.
Dépressions et suicides
– Chaque coup de grisou dans une entreprise est un sale moment. Pour nous médecins, un licenciement collectif ou une nouvelle organisation est comme une rubrique nécrologique du Figaro qui annoncerait à l’avance combien de patients on va enterrer. Parce qu’à chaque fois on se retrouve avec tout un lot de dépressions couronnées de plusieurs suicides.
Il en a lourd sur la patate, le toubib, et la rencontre d’un autostoppeur est une aubaine tant il a besoin de vider son sac. Ça bouchonne sévère sur l’autoroute. Ça lui donne tout le temps de bavarder.
– Chez nous les suicides ne se font pas dans des draps de soie. Loin de la prise d’un cocktail de médicaments qui endort doucement. On a des pendaisons. Vous imaginez le spectacle pour le gosse ou l’adulte proche qui découvre le pendu ! Et puis on a des ingestions de désherbant. Là, c’est affreux. Parce que bien souvent les gens ne meurent pas aussitôt. «Aucun antidote connu » nous disent les fiches toxicologiques. Alors les gens meurent à l’hôpital devant des médecins impuissants. Et ça prend des heures, des jours ou des semaines. L’horreur quand vous devez expliquer à un proche que la médecine est désarmée et que l’issue est fatale.
Deux désherbants souvent utilisés pour les suicides, malgré la présence d’un émétique puissant [un vomitif], étaient encore en vente libre partout à l’époque de la rencontre de ce médecin. Les matières actives de ces herbicides sont maintenant interdites à la vente dans l’Union européenne.
« La dictature de l’argent »
Il est très mécontent, le médecin. Lui, il aurait bien vu le gouvernement faire cesser ce qu’il nomme « la dictature de l’argent ». Châtier les sauvageons à cravate et mallette. Réprimer la violence de la racaille financière qui tue ses patients. Punir avec sévérité ces brigands assoiffés de fric pour éviter la récidive. Faire payer très cher ou exproprier sans indemnité tous ces salopards à l’abri des difficultés dans leurs tours de bureaux.
Mais Lionel Jospin, à propos de Renault qui licencie je ne sais combien de milliers de salariés à Vilvoorde en Belgique, vient de dire en substance : « Qu’est-ce que vous voulez que j’y fasse ? J’y peux rien, moi, les gars ! Chuis rien qu’un pauvre premier miniss. » Et ça, mon docteur Toubib, ça ne lui a pas fait plaisir du tout. L’ex-électeur du PS s’en étrangle de colère.
« Combien ça coûte la souffrance / Combien ça pèse la détresse / Combien ça cote l’indigence / Dans notre beau pays de France ? » François Béranger chante « Combien ça coûte ? »