François Ruffin, « Ce pays que tu ne connais pas » : me mettre à votre place, dans votre peau

Un extrait pour te donner envie du petit dernier de François Ruffin. Pas un journaliste pour le dire mais, normal, pas un journaliste pour le lire : c’est de l’humanité à gros bouillon.

[…] Sauriez-vous écouter, écouter vraiment, écouter patiemment, une Laurelyne, un Patrick, une Peggy ? Sauriez-vous les écouter, une phrase amenant l’autre, comme on dévide une pelote, sans les juger trop vite, sans les conseiller même ? Sauriez-vous écouter les silences, les non-dits, le peu de mots, combler les lacunes du récit ? En toute franchise, je suis sceptique.

Vous faites tout ça pour trente euros ?

C’est un exercice, vous savez. Comment vous expliquer ? J’avais rendez-vous, jeudi dernier, avec des femmes de ménage de l’Assemblée. On voudrait, avec la CGT, leur gratter un treizième mois, limiter les temps partiels, passer en horaire de journée. Pendant le tour de table, Graziella me retraçait son « casse-tête » pour venir à l’aube des Mureaux :

« Je me lève à 4 heures, je prends le bus à 4h53, il m’amène à la gare à 5h03, là en principe j’arrive à Saint-Lazare à 6h10. Mais souvent, le train est en retard. Des fois, je pleure. Ensuite, après le travail je retourne à 9h07…

– Donc, vous venez pour même pas trois heures ?

– C’est ça. Depuis 1993.

– Vous faites tout ça pour trente euros ?

– Voilà. On n’a pas le choix. »

Je l’ai retranscrit comme ça, proprement, mais Graziella a un fort accent, portugais, elle est cap-verdienne comme beaucoup de ses collègues. Chaque information s’arrache, laborieusement, on répète la question, on fait répéter la réponde. Elle dispose de peu de mots en français pour dire sa tristesse et sa joie, sa résignation et sa colère. Alors, en l’écoutant, je ferme les yeux, et là encore, en écrivant, devant l’écran, je ferme les yeux. Je me concentre. Je fais un effort. Pour me mettre à sa place. Dans sa peau. Pour adopter son point de vue, une expression que j’affectionne, point de vue : le lieu d’où l’on voit le monde.

Me mettre à votre place, dans votre peau

Une telle distance nous sépare, elle, la femme, noire, étrangère, agent d’entretien, moi le mâle, blanc, député picard, et pourtant je suis elle, une commune humanité : a-t-elle des enfants ? envoie-t-elle de l’argent dans son village ? souffre-t-elle du dos ? qu’éprouve-t-elle de fierté, d’humiliation, de découragement, de mélancolie ? Et alors, tremble en moi l’injustice faite aux Graziella, aux Graziella qui pleurent dans le train à l’aube, au sommeil brisé des Graziella pour récurer les chiottes des députés, 5148,77 euros de salaire net, eux, en costume, eux souriants, eux importants, contre 30 euros la journée d’épuisement pour Graziella, et alors, alors, elle crie en moi l’immense injustice du monde.

J’essaie avec vous, également. De me mettre à votre place, dans votre peau, maladroitement, en tâtonnant, d’adopter votre point de vue : comment on le voit, le monde, après des décennies entre Bercy et l’Élysée, entre le palais d’Henry Hermand et la table de Bernard Arnault ? Les romanciers excellent à ça : leurs personnages réveillent des autres en eux, ils les font vibrer comme des cordes.

Mais vous ? Seriez-vous capable de ce décentrage, ou décentrement (il faudra que je vérifie dans le Petit Robert) ? Il y a, chez vous, une telle puissance narcissique, que j’admire en un sens, un tel amour de soi. […]

L’éducation et le piston, l’argent et l’entregent

Le sort vous a tellement favorisé, l’éducation et le piston, l’argent et l’entregent, la santé et la célébrité, vous marchez dans l’existence avec une telle assurance, qu’on devine cette difficulté, chez vous, cette impossibilité : faire vôtres les faibles et leurs faiblesses.  Ils n’ont qu’à se bouger. Traverser la rue. Monter leur micro-entreprise. Quand on veut on peut. Vous êtes tellement sûr d’être beau, d’être le meilleur, d’être l’élite, de détenir la Raison et la Vérité. […]

Aussi, les camionneurs, les intérimaires, les femmes de ménage, vous voulez bien les « entendre » brièvement, vaguement, mais comme un témoin de Jéhovah : pour mieux, ensuite, leur délivrer votre évangile. […]

Vous nous offrez donc de la pé-da-go-gie, des leçons de rattrapage. Alors que c’est vous, d’abord, qu’il conviendrait d’éduquer, de rééduquer. Ce sont les Laurelyne, les Zoubir, les Peggy qui devraient vous instruire, vous et les vôtres : comment on se débrouille, en bas ?

Combien, parmi tous les sachants et tous les parlants, parmi vos économistes, vos philosophes, vos ministres, vos éditorialistes, vos journalistes, qui monopolisent les micros, combien  qui sont, simplement, passé trois heures sur un rond-point ?  Combien ? Eux aussi, vous tous, vous parlez d’une France que vous ne connaissez pas, c’est « le monde social vu d’en haut », aplani, aplati, comme Yann Arthus-Bertrand regarde la terre depuis son hélicoptère. […]

=> François Ruffin, « Ce pays que tu ne connais pas », Éditions Les Arènes, 15 euros. Chez ton libraire ou par correspondance à la boutique Fakir. Intertitres : Partageux.

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