
Pour Corinne Morel Darleux, le processus électoral démocratique tel que nous le connaissons est impuissant à faire face aux urgences de l’effondrement.
« Le monde tel que nous le connaissons est en train de foutre le camp », explique-t-elle dans un passionnant entretien sur le site LVSL. Et « le système actuel de représentation démocratique opère un rétrécissement de la pensée » qui « nous coupe les ailes ».
Heureusement, continue-telle, d’autres processus militants plus réactifs sur le terrain, des réflexions originales, des observations plus pertinentes se mettent en place aux quatre coins de la planète, dont il est encore difficile d’évaluer aujourd’hui l’importance, de mesurer la cohésion, mais dont on ne peut nier l’existence et souvent même l’efficacité. « Il se passe des choses, c’est indéniable : des percussions certes marginales, mais fondamentales. »
Extraits :
Simultanément, d’autres ontologies, d’autres visions et manières d’être au monde, émergent ou réapparaissent : des mouvements, groupes, médias et réseaux alternatifs ; des ZAD au Rojava, dans les squats et les réseaux d’entraide, mais aussi dans les mouvements climat et les milieux universitaires, on réinvente l’autogestion, l’action directe ou le municipalisme libertaire. Un peu partout, des gens réfléchissent et expérimentent le dépassement du dualisme nature-culture, du capitalisme, de la foi en la technologie et du progrès infini qui ont jusqu’ici conditionné une grande partie de notre civilisation dite « thermo-industrielle ». On assiste il me semble à ce qui pourrait bien être un regain de l’anarchisme et au retour d’intellectuels, d’artistes, de scientifiques et d’universitaires engagés.
[…]
Je vais continuer à militer, et à voter, mais je veux attirer l’attention sur le fait que tout miser sur les élections c’est autant de forces que nous ne mettons pas à changer radicalement les choses ici et maintenant
Il me semble aujourd’hui que [le] système électoral est faussé, plus ou moins gangrené selon les pays, manipulé par les réseaux sociaux, les médias ou les lobbies – et même désormais la justice : regardez le « lawfare » au Brésil, où le juge Moro, celui qui a organisé l’empêchement de Lula, est désormais ministre de Bolsonaro ! J’espère sincèrement me tromper, mais partout c’est de plus en plus clair, il me semble : ils ne nous laisseront jamais gagner.
Et quand bien même ce serait le cas, serions-nous préservés de l’attrait de la monarchie présidentielle ? Saurions-nous sortir des griffes des traités européens, éviter la faillite morale et politique qu’a connue Tsipras en Grèce ? Contourner les médias d’actionnaires ? Éviter les coups de corne des lobbies planétaires ? Mettre en place une fiscalité révolutionnaire et sortir du capitalisme tout en conservant notre capacité à financer les investissements nécessaires ? J’en suis moins certaine aujourd’hui. Peu importe mes doutes, vous allez me dire, et c’est vrai : ça vaudrait le coup d’essayer, c’est certain… Si on en avait le temps. Or je me sens de plus en plus inconséquente – mais une fois encore, c’est très personnel – à dire à la fois que la situation est grave et la riposte urgente, et « en même temps » à jouer le jeu lent et pipé du changement par les élections.
Enfin, il faut dire une chose clairement, du moins en être conscient : le processus électoral nous coupe les ailes. Certes, une campagne est un accélérateur de conscience. Mais je doute, après en avoir vécu sept, que cette conscience fraîchement acquise, principalement à l’occasion du spectacle qu’est la présidentielle, soit toujours durable. Elle touche moins massivement et rapidement les consciences en tout cas que le rythme et l’ampleur auxquelles les conditions matérielles d’existence les étouffent. Autre point rarement évoqué et pourtant crucial : le système de désignation de candidats, quel qu’il soit, provoque des dégâts énormes, détourne les énergies et exacerbe la compétition interne. La recherche de suffrages mobilise une énergie folle, or je voudrais rappeler que le mythe réconfortant de David contre Goliath sort de la Bible… Tout ça nous coûte extrêmement cher en fraternité humaine et en temps. Et puis insidieusement, pour gagner des voix, la tactique prend le pas sur le projet, l’élargissement des bases électorales nécessite de « s’allier » ou de « fédérer » plus largement. Et tout le monde a bien compris qu’on ne sort de l’ambiguïté qu’à ses dépens.
Bref, je ne suis pas loin de reprendre à mon compte le cri libertaire d’« élections, piège à cons » . Je vais continuer à militer, et à voter, mais je veux attirer l’attention sur le fait que tout miser sur les élections c’est autant de forces que nous ne mettons pas à changer radicalement les choses ici et maintenant. Je ne jette pas la pierre à ceux qui s’y consacrent, mais pour moi aujourd’hui ce n’est plus la priorité où placer mes énergies, je n’en ai plus envie et je crois réellement que nous n’avons plus le temps.
=> Lire l’entretien complet sur LVSL (Le Vent Se Lève)