Edgar Morin et les intellectuels, ou l’impuissance de la “pensée complexe”

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Je suis en train de lire un livre passionnant sur une vie passionnante : “Les souvenirs viennent à ma rencontre” d’Edgar Morin (éditions Fayard). Avec un petit arrière-goût d’inachevé.

Le livre de souvenirs d’Edgar Morin nous plonge dans le foisonnement de la vie intellectuelle, française et même internationale, de la Seconde guerre mondiale à nos jours. Nous y rencontrons à peu près tout ce que notre vie intellectuelle compte de personnages (impossible de les citer tous, donc n’en citer aucun). De toute manière, ils sont tous ou presque dans cet ouvrage foisonnant d’idées, d’engagements, de revirements aussi : stalinistes un jour, trotkystes un autre, maoïstes ou guevaristes un temps, gaullistes (de gauche bien sûr !) ou communistes (mais bon teint) quelquefois,  socdem (sociaux démocrates) souvent pour finir.

J’aime beaucoup Edgar Morin. J’ai lu et apprécié beaucoup de ses livres, écouté et partagé beaucoup de ses déclarations. C’est une citation de lui qui a longtemps illustré le yetiblog :

« Le temps est venu de changer de civilisation »

Le conditionnel d’impuissance

Mais alors, pourquoi ce sentiment d’échec à mesure que nous progressons dans ce recueil de souvenirs ? À quoi ont donc mené ces étirement sans fin de la réflexion, ces décryptages pointillistes des motivations comportementales dans les collectivités humaines ? Edgar Morin est le théoricien de la « pensée complexe ». Mais si complexe au bout du compte qu’elle semble être restée confinée dans le vase clos d’un cercle d’intellectuels déconnectés de la réalité, de la vie, et surtout sans prise réelle sur celle-ci. Comme si ces intellectuels, familiers pourtant des hautes sphères du pouvoir, ne faisaient que suivre les trains sans jamais véritablement être en mesure ni de les conduire, ni d’influer sur leurs conducteurs. Comptant les points de l’Histoire, plutôt que de les distribuer.

Le problème de la “pensée complexe”, c’est qu’elle est une excellente méthode pour décrypter une situation, mais qu’elle reste tout à fait inopérante pour changer une situation insupportable. Dans la recension d’un ouvrage précédent d’Edgar Morin, La Voie (Fayard), je faisais part de ma gêne devant l’abus du conditionnel d’impuissance quant à cette fameuse voie que l’auteur nous incitait à suivre : « il faudrait, on devrait, on pourrait… ».

Or voilà qu’aujourd’hui, en quelques mois, des gueux en gilets jaunes, maîtrisant à peine l’orthographe française, parfaitement ignorants de la “pensée complexe” d’Edgar Morin, ont beaucoup plus bouleversé le paysage politique de leur pays en onze mois que ne le firent les intellectuels français comme Edgar Morin en plus de 70 années de réflexions approfondies.

=> Les souvenirs viennent à ma rencontre, Edgar Morin, éditions Fayard, 682 pages, 26 euros

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Un voyageur à domicile en quête d'une nouvelle civilisation.