
Sur cet être [Mimi Marchand, ndlr], l’un de ces autres faits « connus du tout Paris » et pourtant masqués au reste de la population au prétexte que cela ne la concernerait pas, n’est pas anodin, et nous allons voir pourquoi. L’un de ces faits qui ne présenterait pas le moindre enjeu démocratique et justifierait d’être tenu éloigné des « gens », fut cependant exposé par un certain Jean-Jacques Bourdin lors du fameux entretien du Trocadéro qu’il mena avec M. Plenel face au Président. Sous les regards attentifs de tout le pays, M. Bourdin se permit alors l’indécence : à savoir révéler que le principal bénéficiaire en France des politiques fiscales mises en œuvre par Emmanuel Macron entretenait avec sa femme et avec lui des rapports intimes, qu’il était en somme leur ami, et que le principal bénéficiaire dont nous parlons n’était rien moins que… Bernard Arnault.
Indignation générale ! Cachez ce sein que nous ne saurions voir ! Scandale et médiocrité ! Non, vous ne vous trompez pas : ce ne fut pas ce rapport qui suscita curiosité et indignation, mais le fait qu’il eût été énoncé.
Au nom de quoi un tel fait aurait-il à être exposé ? Nous serions-nous à ce point abaissés ? Le Président n’a pas d’ami, c’est même lui qui le dit ! Le cirque médiatique qui s’enclencha aurait fait rire qui se montrerait en mesure d’oublier les drames que ces compromissions, cet esprit veule et soumis, cette fantastique capacité à adhérer à l’ordre pour quiconque sentirait qu’il se trouve sur le point d’être exposé, provoquent par ricochet. Drôle de phrasé d’ailleurs qu’eut le Président pour y répondre, « je n’ai pas d’amis », d’autant plus si l’on connaît quelque peu un certain Xavier Niel, qui depuis des années ne cesse de répéter : « comme tous les riches, je n’ai pas d’amis. » On ne sait par quelle métempsychose la parole de Niel est devenue macronienne – enfin, on ne le saurait pas, si l’on n’avait su qu’ils étaient amis – mais dans le même temps, on l’aurait peut-être compris, si l’on avait cherché à entendre celui qui ne cessait de dire qu’il fallait rêver d’être milliardaire. Anecdote insignifiante, que la porosité de ce discours. Et pourtant.
Revenons à la factualité, écartant un instant les discours en commun disant communauté de vue, et les politiques qui chez l’un financent l’autre – on ne mentionne pas, puisque ce n’est pas notre sujet, ce que M. Niel avait obtenu chez Madame Hidalgo avant de se servir chez M. Macron – comme l’on ne mentionnera pas la litanie délirante de politiques publiques mises en œuvre par M. Macron pour protéger ceux qui l’ont fait monter. Ce serait prétendre à cette vision si étrange qui ferait qu’in fine, ces êtres seraient sans idées et ne penseraient la politique qu’à travers leur prisme, c’est-à-dire à travers ce qui servirait leurs intérêts. Ce serait rompre avec une vision marxiste que nous considérons déphasée, qui fait des grandes multinationales des molochs sanguinaires et désincarnés, là où, en traversant ces espaces, nous n’avons vu que des intérêts privés capables de se mobiliser et de se projeter à partir seulement de leur situation, ce qui explique la fragilité et la faiblesse, l’absence de hauteur de vue de ces politiques qui in fine desservent à long-terme les grandes institutions, qu’elles soient publiques ou privées, pour renforcer seulement les destinées de ceux qui les président. Ce serait sortir d’un complotisme un peu vain pour exposer la médiocre humanité d’individus à qui l’on avait cru une toute puissance machiavélique. Ce serait les dégrader.
Contentons-nous donc de la factualité, et là encore, étonnons-nous. Chose étrange ! Car nous découvrons que le directeur de la rédaction de Mediapart, qui a opiné du chef à l’affirmation de M. Bourdin, savait donc que M. Arnault et M. Macron étaient amis, et ne l’avait pourtant, en un courageux média n’ayant jamais douté à exposer la vie privée des puissants, jamais écrit ni publié. Non seulement cela, mais à peine son collègue se contentait-il de l’énoncer que l’indignation tombait et qu’on lui reprochait cette incursion, sans que M. Plenel ne dit mot. Serait-ce parce que la conjointe de l’homme chargé d’étudier la caste chez Mediapart, Laurent Mauduit, avait jusqu’en 2017 un poste important dans l’un des groupes où M. Arnault détenait d’importantes participations, Carrefour, que l’on en avait rien dit ? Ou parce que le gendre de M. Arnault, Xavier Niel, avait investi en son média ? Il est permis d’en douter – c’est ce qui fait l’horreur de ces conflits d’intérêt contre lesquels Mediapart s’est érigé en censeur. Nous n’y croyons pas, mais nous sommes obligés de le signifier.
Car au-delà de ces suppositions s’impose un fait : face au candidat de l’oligarchie, et malgré ses très nombreuses enquêtes fouillées, malgré l’accumulation de factualités que Mediapart a brillamment permis de révéler, le quotidien ne s’était à aucun moment élevé éditorialement parlant comme il le ferait contre bien d’autres politiciens, et s’était même montré agréablement complice de M. Macron lors d’émissions télévisées de fin de campagne qui auraient fait rougir un quelconque partisan. Que ce soit le fait de déterminismes sociologiques ou de la vieille aversion personnelle que M. Plenel avait pour l’autre candidat que Mediapart aurait pu appuyer, M. Mélenchon – aversion dont on ne parle également jamais – importe peu. M. Macron, pour fautif qu’il était, ce que les journalistes de Mediapart ne cessèrent de démontrer, ne fut à aucun moment éditorialement mis à l’index comme le seraient bien d’autres dirigeants pour des faits bien moins importants.
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Voilà cependant qu’à l’instant où nous découvrons que les premiers bénéficiaires de politiques fiscales faisant s’évaporer chaque année des milliards – oui, milliards – des caisses de l’État, sont des proches de M. Macron, et que cette information était sue par les journalistes, personne ne dit rien.
Alors que ces mêmes journalistes savent parfaitement que tous les experts et études économiques ont démontré, je répète, démontré, qu’aucune raison économique ne présidait à ces décisions, qu’il y a là dès lors non pas même suspicion, mais détournement avéré, que l’on a vu le visage de M. Macron s’empourprer et tenter de s’en sortir en invoquant, malheureux ! une phrase arrachée à un autre de ses amis oligarques, prétendant, honteux, comme un enfant pris la main dans le pot de confiture, qu’il n’avait « pas d’amis », l’on s’interroge : à quoi joue-t-on ? Qu’est-ce qui, en ces esprits, peut bien justifier cet esprit de veulerie qui fait que l’on n’ait enquêté, exposé ces liens-là ? Pour ne pas dire dénoncé ?
Pas même besoin d’invoquer telle ou telle compromission : il y a déjà là de quoi être violemment embarrassé. Depuis quand ces journalistes savaient-ils ? Pourquoi ne l’avaient-ils pas plus tôt non seulement énoncé, mais aussi rappelé, insisté sur ce fait, relié comme le faisait, du bout des lèvres, Jean-Jacques Bourdin, à des politiques fiscales dont tout le monde a acté l’absurdité, et pourquoi cela n’a-t-il pas été fait et refait jusqu’à nous donner la nausée ? Pourquoi aucun enquêteur ne s’y était-il pas intéressé, se demandant par exemple comment cela se faisait que M. Macron l’austère, l’homme de l’immaculé conception, porte des politiques aussi favorables aux plus privilégiés, alors qu’il augmentait l’imposition de tous les autres pans de la population ? Mais aussi tout simplement comment il avait rencontré un tel homme d’argent, et depuis quand ? Sans parler ni oser s’interroger bien entendu, sur l’effet et le soutien qu’une telle amitié aurait pu susciter – ni plus fort encore, sur la possibilité qu’il eut été combiné à celui de M. Niel.
Sur l’idée par exemple, que M. Arnault ait mis à disposition de M. Macron un quelconque appui pour le remercier ou l’influencer dans sa prise de décision.
Un appui qui aurait pu prendre le nom de Mimi Marchand.
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Comment cela se fait-il en somme que l’ensemble de nos délégataires, qui bénéficient de par leur fonction d’abattements fiscaux, de privilèges légaux et réglementaires, ceux dont dépend le fonctionnement de la démocratie représentative, nos journalistes, se soient tus ou ait préféré esquiver toutes ces années ces faits – prétendant qu’il y aurait là un geste idéologique alors qu’il s’agit d’interroger une indéniable corrélation, pour ne pas dire causalité – mais aussi une fois que le fait fût révélé, ils se soient indignés qu’il le fut, plutôt que de s’être lancé sur leurs téléphones et ordinateurs pour harceler leurs interlocuteurs et ainsi s’assurer que démocratie n’avait pas été pervertie, que probité et intégrité étaient respectées, que nos valeurs les plus fondamentales étaient protégées ? Pour tout simplement, faire émerger la vérité ?
Se pourrait-il là encore qu’entre Bernard Arnault et son gendre, entre leur pouvoir publicitaire et leurs propriétés, ajoutés aux réseaux de pouvoir qu’ils entretenaient, ces êtres aient créé une telle oppression que sa conscience s’en soit diluée, faisant naître un conformisme de tout instant, puisque de toute façon, les journalistes se savent maintenant ne plus devoir à la société mais à leurs propriétaires, à des annonceurs plutôt qu’à leurs lecteurs, qui comptent toujours moins dans leur business model ? Se pourrait-il que l’on comprenne ainsi comment peu à peu la fabrique de l’information en France s’est effondrée, acceptant avec toujours plus de naturel l’aberrant, faisant s’amollir jusqu’à laisser s’effondrer la société, emprise dans la mélasse d’un sentiment de pourri généralisé, alimenté non pas par la vigueur de la presse, mais au contraire par son incapacité à dénoncer, à se défaire de ces liens incestueux qui partout ne cessent de se déployer ?
Se peut-il qu’au fondement de cette dégradation, de cette perte absolue d’énergie qui transforme les journalistes en zombies, se trouve leur asservissement littéral aux mains de quelques milliardaires ayant un tel pouvoir qu’ils n’ont même plus besoin d’en user, se contentant ponctuels de faire taire, acheter, intimider, ou simplement désintéresser un quelconque journaliste ne voulant voir sa carrière s’achever, pour chez tous les autres, construire un impérieux besoin de conformité ?
Pourquoi a-t-on attendu que le peuple se soulève pour commencer, enfin, sincèrement, à dénoncer ce qui jusqu’ici apparaissait naturel – des politiques fiscales brutalement injustes, produites au service de quelques-uns – si ce n’est que quelque part, un asservissement conscient ou inconscient s’est installé ? Où sont les dizaines de unes faisant miroir à celles qui vantaient les mérites intimes de M. Macron et de sa femme, interrogeant ses liens avec Messieurs Niel et Arnault, qui auraient dû paraître au lendemain de la publication de Mimi, la veille lorsqu’il décidait de supprimer l’ISF sans n’à aucun moment l’argumenter, lors de la loi sur le secret des affaires ? Où est donc passée cette absence de pudeur qui amène tout le monde à parler de la vie privée des puissants lorsque celle-ci leur dessert, lorsque ces derniers en décident, et à se taire dès qu’elle pourrait les gêner ? Où sont ces photographies et ces papiers chargés de décortiquées non pas ses yeux bleus, mais les relations d’intérêt qu’il entretient et entretenait ? Non pas ici et là une enquête, mais partout et en tout temps, des dizaines de Unes et de reportages, systématiquement agressifs et mis en avant ?
Pour s’assurer que tout cela n’est que fantasme, forcer M. Macron à démontrer ce que tout le monde sait : qu’il n’est évidement que blanche colombe, qu’il n’y a rien à suspecter, que tout cela a été soigneusement compartimenté ?
