Crépuscule, par Juan Branco – 20. Attal de Couriss

En ces écoles du pouvoir qui riment nécessairement avec cruauté, il n’est pas rare que des dommages collatéraux d’importance se fassent jour, révélant l’ampleur des pouvoirs concentrés entre les mains de quelques-uns. Avec d’autres fortes têtes, la classe de seconde de Gabriel Attal obtient ainsi le scalp de pas moins de trois professeurs, en un jeu de massacre qui ne semble avoir aucune fin. Du fait d’un mauvais dosage des élèves qui y sont déversés, l’année tourne à la catastrophe, poussant la professeure de SES à prendre sa retraite anticipée, et les professeurs remplaçants de français et de biologie à se faire sortir pour burn-out, dans une ambiance de jouissance et de clameur généralisée. L’accumulation de privilèges, les facilités offertes par leur background culturel, l’endogamie absolue et l’absence d’enjeux scolaires importent un climat de guerre de classe impossible à encadrer par l’établissement lui-même, les élèves se montrant trop conscients de leur supériorité sur leurs superviseurs et professeurs. Les plus fragiles de ces derniers qui, loin des matières nobles ou d’une origine sociale installée, ne sont que de passage ou ne maîtrisent pas les codes d’une bourgeoisie agressive, tombent immédiatement dans l’escarcelle d’élèves soutenus par ceux qui jusqu’alors étaient martyrisés, et qui trouvent dans la révolte contre les tenants de l’ordre qui les écrase un défouloir inespéré. L’alliance est étrange, mais fonctionne à plein. Elle révèle aussi l’ampleur des malheurs privés d’élèves réduits à se défouler dans l’espace de l’école. Car derrière l’accumulation des privilèges se masquent souvent des situations de déshérence familiale extrême, où l’ambition forcenée déstructure et déshumanise à marches forcées.

L’absence d’adhésion de la superstructure de l’école aux canons de la performance républicaine affaiblit encore plus bons élèves et professeurs qui, s’ils sont choisis par la direction, ne sont pas protégés, comme à Henri IV ou ailleurs, par le prestige de leur institution, dont la préservation justifie des mécanismes de contrôle ici inexistants. Contrairement à ce qui prévaut au sein des grands lycées de la montagne Sainte-Geneviève, l’École normale supérieure y est par exemple un nom inconnu de tous, car ne correspondant à aucun des vecteurs de légitimation espérés. Si SciencesPo, HEC et parfois Assas ou même Polytechnique peuvent faire gloser les élèves – tant chacun apparaît comme le garant d’une reproduction sociale réussie – c’est bien plus à la comparaison de leurs résidences secondaires, les jeans diesels alors à la mode ou les soirées qui commencent à mêler la fine fleur de l’école à celles des lycées de l’ouest parisien que se destinent les discussions.

Tout est affaire de reconnaissance sociale, et rien ne passe par le contenu. En cela, l’école est une parfaite préparation à ce que deviendra notre société, où ne réussissent que des individus sélectionnés par leur capacité à tenir l’apparence de domination, ses us et ses coutumes, et aucunement par leur capacité à produire un quelconque fond. Démontrer son courage, se sacrifier au nom d’une idée, s’engager même, sont des notions en ces lieux farfelues. Les groupes de rock financés par les parents et relayés dans l’espace médiatique par leurs amis, dont les Second sex seront à cette même époque l’exemple le plus réussi – et, par leur médiocrité abyssale, le plus symptomatique – créent des contre-hiérarchies spectaculaires qui permettent à l’école de rayonner et à ses impétrants de rompre l’impression d’appartenance à un espace de seconde zone au sein de l’oligarchie parisienne, toisant le capital économique et social des élites de la rive droite et le monopole « méritocratique » et culturel des grands établissements du Vème arrondissement.

Ainsi ne s’étonnera-t-on guère que l’une des rares personnes à s’être distinguée très en amont au sein de la même promotion que Gabriel Attal se trouve la chanteuse de variété Joyce Jonathan, propulsée de façon éphémère dans les charts grâce à un savant mélange de conformisme et d’assise sociale qui produira toute une série de carrières moins impressionnantes, mais tout aussi installées, chez nombre de ses congénères.

L’affaire n’est pas idéale pour Attal, qui doit se distinguer pour survivre et ne pas se contenter d’être un héritier. Empris dans la priorité donnée par l’établissement à « l’épanouissement des élèves » sur la réussite scolaire, qui attire tant de parents désireux d’inscrire leurs enfants en ces lieux, il se démène pour en rompre le statu quo sans ne jamais y arriver, nourrissant des boucles de frustrations qui trouvent rapidement débouché en un discours politique avarié. La spécificité d’un établissement où la réussite scolaire est devenue secondaire pour des héritiers d’un système où il suffit d’obtenir des résultats moyens pour légitimer la reproduction sociale dérange cet être qui doit absolument se distinguer en cet espace, rattraper son retard, et saisir pour cela les opportunités sociales qui lui sont offertes au sein de l’établissement. Or l’apparence méritocratique garantissant un succès sans efforts, en une société où la chose intellectuelle est entièrement dévalorisée, peu ou point de chercheurs, de grands scientifiques ou intellectuels, d’industriels et de journalistes, sortent d’une institution chargée d’installer plutôt que d’exiger. Son confort économique étant garanti, Attal va choisir très tôt la politique, et faire tout pour s’y installer.

Faisant son chemin en ces environnements voraces, esquivant les tombereaux d’alcool et de drogues qui dès la 4ème font leur apparition orgiaque en des soirées de déglingue, Attal va ainsi se tracer, au prix de bien des compromissions un destin menant au plus jeune âge au cœur d’un très spécifique gouvernement.

La Macronie, en manque de jeunes cadres adhérant comme le président à l’existant sans ne porter autre chose qu’une plus parfaite ambition de conformation, était l’écrin idéal pour ce jeune garçon devant faire au plus vite, et ne souhaitant pour cela rien sacrifier, ni mettre en danger un système où il se trouve, nolens volens, certes ennuyé mais protégé.

La lutte pour l’intégration féroce qui autorise tous les coups à l’alsacienne préfigure celle qui dominera les petits cercles parisiens une fois l’âge adulte atteint. Cour de récréation devenue lieu d’entraînement, l’école singe tous les dispositifs des pouvoirs qui attendent ses intégrants en leurs lendemains et permet de s’y préparer avec aplomb, y compris dans la reproduction de tous ses travers. On ne s’y regarde et ne s’y distingue que par l’apparence. Idéal creuset pour une société médiatique où la politique sans substance d’un pouvoir au conformisme délirant s’est imposée sans aucune contestation, elle va être le lieu de toutes les formations pour Attal. En une ère où l’affirmation de sa suffisance en un langage et un comportement correspondant aux codes d’une certaine élite suffit sans n’avoir rien engagé de sa vie à se faire élire président avant quarante ans, les garnements de l’Alsacienne ayant cette petite chose en plus – en l’occurrence, une parentèle précarisée qui va se mobiliser corps et âme pour pousser son enfant à racheter les échecs de ses aînés – bénéficient d’une longueur d’avance irrattrapable pour qui par la suite tenterait ensuite de les concurrencer. Là où les élèves d’Henri IV et de quelques autres établissements doivent s’épuiser à montrer leur talent pour intégrer les meilleures grandes écoles, il suffit, à l’Alsacienne, de se montrer galant.

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Il reste tout de même à provoquer sa chance, et à défaut de donner du contenu à ses ambitions, pour ne pas parler d’engagement, exploiter les opportunités qui sont offertes. Car si Attal est l’un des plus ambitieux d’un espace social où le contentement et la saturation des privilèges dominent, il lui faut encore se distinguer, et ses provocations, qui seront si fructifères dans l’espace médiatique, manquent encore au sein des petites sphères de le consacrer. Voilà donc que par ces mélanges que l’inconscient et les déterminismes sociaux suscitent, l’une des lycéennes de l’école va attirer étrangement son attention au moment où son destin commence à se préparer. Alexandra R., petite fille d’Alain Touraine, est surtout la fille de Marisol Touraine, hiérarque socialiste en vue. Trotskyste méprisant les social-traîtres de l’école et ses pairs, Alexandra, qui finira à HEC, se trouve alors relativement isolée en un monde dont elle perçoit les limites sans savoir les contourner, et se laisse fasciner par l’attention que soudain lui octroie l’un de ses plus flamboyants acolytes. En rupture de ban, prise par l’étau qui se constitue souvent dans les très grandes familles – sa mère a masqué son appartenance à la grande aristocratie en faisant retirer sa particule, et son père est l’un des diplomates les plus puissants du pays – ; en proie aux désordres que nourrissent les familles issues de liaisons entre femmes et hommes de pouvoir, Alexandra se laisse absorber par ce garçon aux manières de jeune premier qui s’apprête à devenir, comme beaucoup de ses pairs, par pur effet de classe, bon élève à l’orée du baccalauréat. Séduite par son outrance et son goût de la transgression qui font écho à cette étrange rébellion que suscite en elle son rejet par cet establishment, mais aussi par l’aisance qu’il démontre en ces lieux où elle se sent méprisée, Alexandra se laisse happer et l’introduit à sa demande en son cercle familial, lui offrant les clefs de son ascension de demain. Le discours de droite dure d’Attal, son rejet violent des connivences qu’il n’hésite pourtant pas à singer, et qui se trouve tant à l’opposé des siens, va bientôt s’adoucir. Alexandra se laisse éprendre des masques qui lui sont proposés, et de l’apparente capacité à se laisser convaincre qu’Attal, de façon subtile, lui fait miroiter.

C’est au long de ce chemin qui mêle fréquentations heureuses, soirées mondaines et prélassements en de grandes propriétés qu’intervient l’un de ces événements qui pourraient surprendre qui ne connaît pas ces milieux. Tous deux en quête d’ascension, Gabriel et Alexandra ont l’idée saugrenue de revendiquer les particules que leurs parents avaient décidé de masquer. Par un geste qui ne surprend pas la direction de l’école tant il est devenu commun en ces lieux, l’un et l’autre demandent que soient ajoutés à leur nom de famille leurs appartenance nobiliaire. C’est ainsi qu’à la surprise de ses camarades, Gabriel Attal devient au lycée Attal de Couriss, lors des appels faits par les professeurs, tandis que sa camarade devient A. R. de M. Cela suscite quelques rires et étonnements.

Adepte des tours de force et des provocations, séduisant Marisol Touraine comme il a tenté de le faire avec Valery Giscard d’Estaing, Attal se voit dans la foulée autoriser à mettre un pied dans la campagne de Ségolène Royal et abandonne brutalement ses couleurs sarkozystes. Celui qui s’activait véhément en faveur du candidat de la droite, qui ne cessait de revendiquer, d’un sionisme radical à un refus de toute redistribution en passant par une légitimation des inégalités, un mélange d’opinions ultralibérales et de conservatisme social classique en ces lieux, se mue, à la surprise générale, en un socialiste bon teint.

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