Crépuscule, par Juan Branco – 14. Édouard Philippe, cet inconnu

Édouard Philippe donc, inconnu au bataillon, n’ayant aucun fait de gloire à s’attribuer depuis sa réussite au concours de l’ENA, proche par ces réseaux des Jouyet, dont on ne sait si la femme fut recrutée pour rendre service à son mari ou pour rendre service à ses recruteurs, présenté à Emmanuel Macron par Jean-Pierre Jouyet via leurs femmes respectives, devenu Premier ministre de ce fait alors qu’il était la veille encore lui aussi inconnu du grand public, mais dont on tenterait pendant des mois, par suivisme plutôt que par complot, lourdement, de vanter les talents pour justifier a posteriori ce que personne ne comprenait – les journalistes ne supportent pas exposer leur ignorance, et préfèrent, dans le doute, glorifier leurs sujets afin de s’assurer que cela ne leur sera pas reproché – tandis que l’on nommait Jean-Pierre Jouyet en l’une des plus prestigieuses ambassades de France, à Londres, pour le remercier et l’écarter. Et pour couronner le tout, pour relier tout ce beau monde, SciencesPo donc, utilisé pour financer et mettre en œuvre un système népotique n’ayant rien à envier aux oligarchies financières qui se mettrait au service de M. Macron afin de lui permettre de servir ces dernières, mais aussi son excroissance, Teach For France donc, pépinière employant Catherine Grenier-Weil, sœur d’Alain Weil, patron de BFM TV et de RMC, affidé à Patrick Drahi et devenu proche là encore d’un certain Emmanuel Macron ; Teach For France qui permettra d’introduire dans la macronie un certain Jean-Michel Blanquer, ancien serviteur de Sarkozy qu’Édouard Philippe nommerait ministre de l’éducation après que Descoings ait pensé à le nommer directeur de cabinet lorsqu’on lui proposât de devenir ministre.

Aviez-vous entendu parler auparavant d’un quelconque de ces noms, pourtant piliers des bascules oligarchiques de notre pays ? Aviez-vous été surpris de leurs nominations successives au gouvernement et ailleurs encore ? Voilà qui commence à s’éclairer. Et l’on pose la question qui fâche, qui devrait fâcher un quelconque des lecteurs de ces « grands médias » qui prétendent exposer la vérité : Édouard Philippe a-t-il donc été véritablement pour la première fois été introduit à M. Macron dans l’entre-deux tours, comme cela nous a été si heureusement raconté et re-raconté, et a-t-il été propulsé Premier Ministre du fait de ses seuls mérites et de ce poids politique que l’on a du jour au lendemain inventé, ou plutôt par le fait de son entregent et sa capacité à servir et se laisser servir, sa participation à cette pauvre et avariée endogamie depuis des décennies – qui permet, par les simples avancements qu’autorise le système républicain, de vous faire gagner du poids par inertie – comme il le fit, grassement payé, lorsqu’il passa chez Areva alors qu’il était déjà conseiller d’État pour mettre au service de l’entreprise ses réseaux d’élus, au moment où la dite entreprise plongeait dans un scandale de corruption et de rétrocommissions Uramin qu’il fallait absolument étouffer afin de sauver le soldat Lauvergeon, scandale qui fit disparaître près de 3 000 emplois et 1,8 milliards d’euros des caisses de l’État en des destinations inconnues, et qui n’a, dix ans après, toujours pas amené qui que ce soit à se trouver en prison ? Rions.

En ces espaces où l’on vogue de la gauche à la droite en passant par le centre, indifférents aux suffrages et satisfaits seulement d’une apparence d’adhésion aux clivages qui traversent la société pour mieux la diriger – l’on ne rit pas lorsque l’on parle de démocratie. Et pourtant, combien on le pourrait. Il faudrait pour cela avoir conscience qu’au-delà de piller pour soi, ces gens pillent pour des tiers, ce qui n’est probablement pas le cas. Ces êtres sans pensées eussent-ils eu conscience qu’ils n’étaient que les bons soldats d’intérêts, et alors ces troupes fidèles d’un pouvoir que d’autres avaient propulsé et financé auraient peut-être réagi. L’ensemble de ce dispositif repose sur une croyance : celle qui fait que l’ordre économique que l’on défend, et dont on sait à quel point pourtant il est injuste et destructeur pour la société, serait suffisamment juste pour autoriser ces compromissions et se sentir confortable dans le pillage ainsi constitué. Macron intervient en ces lieux comme le défenseur idéal de ce modèle, l’épitomé de la prétention à sa neutralité, ce qui explique que la machinerie qui se mit en branle pour susciter l’adhésion de l’État et mille invisibles relais qui l’appuieraient sans mot dire l’ait fait de bonne grâce : voilà de toutes façons un être qu’il s’agissait d’exploiter pour se placer et prolonger ces jeux qui menaçaient de s’effondrer.

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En ces espaces où l’on appartient tous aux mêmes corps – l’expression en soi dit tant les salaires, assurés par l’État directement ou par le pillage de l’État lorsque ce dernier n’y arrive plus, c’est-à-dire via les pantouflages, sont confortables et constants, permettant de protéger en cas d’échec aux élections, se montant à six ou sept chiffres, et étant complétés par les affaires du conjoint quand l’autre doit attendre et stagner, les allers-retours entre public et privé garantissant, contre quelques menues compromissions, assurant à tout instant un confort dénué de contenu et d’engagement, la protection d’une position privilégiée. Qu’importe que ce système ait fini par user la puissance publique jusqu’à l’évider. Que la période balladurienne, qui fut la plus violente à cet égard, et que seul Macron s’est décidé à singer, épuiserait tant les ressources que toujours moins de haut-fonctionnaires parviendraient à s’y instituer. Jean-Pierre Jouyet, maître de toutes ces compromissions, a tenu l’édifice jusqu’à l’offrir à M. Macron.

Cette confiance que l’on se fait n’a rien de politique ou d’idéologique. Elle n’est pas même machiavélique : habitués au secret des alcôves, l’on y sait que la trahison de l’un exposerait la compromission de l’autre, et par ricochets, provoquerait une chute entière que ces êtres, qui n’existent que par ces compromissions, ne seraient et n’auraient autrement rien fait de leur vie, ne sauraient tolérer. Comment en ces circonstances penser aux principes démocratiques et même à l’idée de politique, alors que l’État apparaît avant tout comme un simple outil pour reproduire le même, les héritages et les positions en stabilisant la nation et en permettant son exploitation c’est ce qui explique l’atroce impression de délavé que tous ne font que nous renvoyer ? En des lieux où l’on se tient et se regarde en somme, se cooptant et se façonnant à travers les années afin de s’assurer de la préservation d’un monopole sur le bien commun que l’on s’empêche de penser, M. Macron est apparu comme une idéalité. Et, pour servir autant que pour se servir, pour prolonger ce système tout en donnant des gages de crédibilité à l’appareil qu’il s’apprêtait à piller, il s’en est retrouvé à nommer un premier ministre du fait de ces rapports d’endogamie avariés.

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Où tout cela nous mène-t-il ? À Ludovic Chaker donc qui, après avoir été nommé à SciencesPo pour superviser le développement du campus asiatique au Havre la même année où M. Philippe devenait maire de la ville et avoir été le premier secrétaire général du parti de M. Macron au domicile de l’ex-futur successeur de Richard Descoings, un certain Laurent Bigorgne, se voit chargé par le nouveau président de créer sa « garde prétorienne » après avoir été recruté par M. Descoings et avoir fait le pont entre les réseaux de celui-ci et de M. Bigorgne, dont M. Philippe, et ceux de M. Emelien. Ludovic Chaker donc, l’alter ego d’Alexandre Benalla, arrivé au plus haut de l’État pour protéger l’intimité de tous ces gens et détruire celles de ceux qui les menaceraient, intimité élevée par la préséance bourgeoise au titre de valeur sacrale tant qu’elle ne peut servir le pouvoir d’une façon ou d’une autre, menaçant qui la compromettrait, alimentant le pouvoir et par ricochet la presse pour couvrir tous ces réseaux et leurs compromissions. Ludovic Chaker donc, au rôle obscur nous y a mené, point de jonction rhétorique de tout cela via Ismaël Emelien, le très discret « conseiller spécial » de Macron, ayant officié chez Havas où il rencontrerait sa conjointe, y travaillant encore alors qu’il ferait attribuer à son ancien employeur, violant la loi, un marché de plus de 300 000 euros sans appel d’offre au nom du ministère de l’économie, de notre ministère de l’Économie, pour lancer la campagne officieuse de Macron à Las Vegas, en un événement multitudinaire dont le seul objectif était de marquer la presse et de faire connaître le Président. Opération construite ex nihilo grâce à un subterfuge dont se ferait complice Business France, agence de l’État permettant tous ces débordements, violant à dessein la loi, sûre de sa dirigeante d’alors, une certaine… Muriel Penicaud[efn_note]Muriel Penicaud, dont on rappellera pour la forme qu’elle se trouverait récompensée en étant nommée, contre toute évidence, ministre du travail d’Emmanuel Macron.[/efn_note].

Ismaël Emelien qui, cela n’a encore une fois pas été raconté, rencontre Emmanuel Macron lors d’un voyage en Amérique Latine organisé par la Fondation Jean-Jaurès, fondation financée sans raison par la puissance publique, pour accompagner Laurent Fabius, à qui M. Macron s’offre un premier temps, avant d’hésiter avec Fillon puis de s’offrir à M. Hollande sur recommandation de M. Jouyet. Fondation Jean-Jaurès alors dirigée par Gilles Finchelstein, directeur des études à Havas, détenue par Vincent Bolloré, agence récipiendaire des contrats que son ancien employé Ismaël Emelien lui octroierait au nom de l’État une fois nommé conseiller de M. Macron à l’Élysée, où M. Emelien travaillait en parallèle à Havas – après tout, un mélange des genres n’en exclut pas un autre – et qui se mettrait au service de M. Macron.

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