
En complément de mon compte-rendu de l’ouvrage Le Grand jeu (éd. Héliopoles), j’ai interrogé son auteur, Christian Greiling, sur les prolongations qu’on pouvait d’ores et déjà imaginer de la situation géopolitique actuelle : quid de la Russie post-Poutine ? quid du déclin de l’empire américain ? quid des conséquences du Grand jeu sur un pays européen comme la France ?
Pierrick Tillet – Le renversement d’équilibre géopolitique opéré dans le Grand jeu au début des années 2000 semble tenir à l’arrivée d’un homme fort, Vladimir Poutine, à la tête de la Russie. Ce renversement d’équilibre risque-t-il d’être remis en cause après le retrait de Poutine ou la Russie dispose-t-elle d’un vivier de personnalités en mesure de lui succéder ?
Christian Greiling – C’est une question très intéressante qu’on ne se pose jamais. Une précision est néanmoins nécessaire : le rééquilibrage de l’échiquier est évidemment la conséquence du retour au premier plan du Heartland russe, mais pas seulement. Les Chinois sont entrés dans la danse il y a une vingtaine d’années. Ce sont eux, pas les Russes, qui ont créé l’Organisation de coopération de Shanghai en réponse aux folles velléités américaines en plein cœur de l’Eurasie à la fin des années 90 ; c’est le yuan qui menace le statut du dollar, pilier de la puissance impériale ; c’est Pékin qui projette ses pharaoniques routes de la Soie capables d’intégrer économiquement et commercialement le continent-monde. L’Iran répond également présent, bien qu’à un niveau plus régional. Le Pakistan quitte le bateau américain, l’Inde refuse d’y entrer, la Turquie joue les électrons libres… Bref, la Russie n’est pas seule, même si sa position géographique centrale en Eurasie en fait la bête noire de Washington.
Pour répondre à votre question, il est parfois un peu difficile de jauger le poids des différents courants qui composent le pouvoir à Moscou, mais il semble qu’une nouvelle élite se soit créée. Une sorte de Deep State russe, en fait, défendant les intérêts stratégiques profonds du pays. Lors du grand chambardement gouvernemental qui vient d’avoir lieu après l’annonce de Poutine sur la réforme de la constitution, Sergueï Lavrov ou Sergueï Choïgou ont gardé leur ministère régalien, ce qui semble indiquer qu’il n’y aura pas beaucoup de changement sur les fondamentaux ces prochaines années ni après 2024.
Faisons un peu de politique fiction : l’empire occidental a-t-il encore une chance (économique ? diplomatique ? militaire ?) de retourner en sa faveur une situation aujourd’hui fort compromise ?
Je tique un peu sur cette appellation d’“empire occidental” car il faudrait surtout parler d’“empire américain”. L’Europe est de facto sous la tutelle des États-Unis depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, même si certains comme De Gaulle ont tenté de secouer le joug. La situation actuelle n’est pas tombée du ciel, elle est le fruit de l’histoire et j’insiste à plusieurs reprises dans le livre sur l’importance du passé. En l’occurrence, les deux grands vainqueurs de la guerre se sont littéralement partagé l’Europe en 1945. L’URSS l’a fait à la soviétique – occupation directe et brutale – tandis que les Américains ont agi plus subtilement : tout en laissant une certaine autonomie, ils ont noyauté les institutions, soutenu la construction européenne pour avoir un Vieux continent à leur main et mis en place l’OTAN, leur bras armé en Europe. Cette dernière n’est donc pas un acteur de l’empire mais un enjeu.
Sur le fond, la thalassocratie américaine aura bien du mal à rattraper le terrain perdu depuis les années 90 et une partie de sa direction semble l’avoir d’ailleurs compris. Le monde est en réalité devenu trop vaste, trop riche, trop divers pour que son “gendarme” puisse le contrôler comme c’était encore le cas il y a quelques décennies. La Chine a dépassé les États-Unis sur le plan économique, la Russie fait au minimum jeu égal sur le plan militaire voire diplomatique (Moyen-Orient), le contrôle de Washington sur les flux énergétiques planétaires est chaque jour plus ténu, l’Eurasie continue son intégration, marginalisant progressivement l’empire…
L’Amérique ne peut déjà plus gagner le Grand jeu, tout juste peut-elle en retarder l’inéluctable échéance. Les États-Unis ne s’écrouleront certes pas du jour au lendemain mais redeviendront une grande puissance parmi d’autres. Reste à savoir quelle sera leur réaction. Historiquement, lorsque l’hégémon mondial perd son statut, ça ne se passe jamais bien…
Plus particulièrement, quel est ou pourrait être l’impact du Grand jeu actuel sur la France et les Français ?
C’est un choix de civilisation. Participer à la grande dynamique eurasienne en tant qu’acteur souverain ou continuer dans un rôle de simple supplétif de Washington. Encore conviendrait-il de comprendre ce qu’est le Grand jeu, concept malheureusement très méconnu en France. C’est bien dommage car cette clé de décryptage permet d’expliquer 90% des convulsions de notre monde.
Pourquoi les conflits en Ukraine, Afghanistan, Corée, Tchétchénie, Géorgie, Kosovo etc. ? Mais aussi pourquoi le surprenant flirt, en pleine Guerre froide, entre les États-Unis et la branche la plus extrême du communisme (Chine de Mao, Khmers rouges de Pol Pot) ? Pourquoi, contrairement aux fadaises qu’on peut lire chez les pro/anti-américains primaires, l’alliance immémoriale entre l’empire US et l’islam politique ? Pourquoi la guerre énergétique, l’extension de l’OTAN ou encore l’envoi par Napoléon III de 95 000 soldats français à la mort en Crimée au XIXème siècle ? Tout cela s’explique par le Grand jeu.
=> Le Grand jeu, Christian Greiling (éditions Héliopoles, 30 janvier 2020, 294 pages, 24 euros, à partir de 16,49 euros au format ebook).
=> Lire aussi sur le yetiblog : Le Grand jeu : un thriller édifiant sur un revirement géopolitique historique