
Voici une interview passionnante accordée au webmagazine canadien Maclean’s par Chris Hedges [photo], 61 ans, journaliste, prix Pulitzer, opposant farouche à la mainmise du monde des affaires sur la politique et la démocratie, convaincu de l’effondrement imminent de l’empire américain.
Notez aussi que les articles de Chris Hedges sont régulièrement traduits sur le site Les-Crises (je vous conseille d’ailleurs vivement la lecture du tout dernier : La prochaine crise économique en perspectives).
McLean’s : Un rapport très sombre et vaste. The Farewell Tour [La tournée d’adieu] est, à sa manière, l’antithèse de Enlightenment Now [La Lumière maintenant] de Steven Pinker.
Chris Hedges : Ce livre [de Steven Pinker] est la version moderne de Candide . Je veux dire, il est complètement débranché de la réalité. Pinker, qui a passé sa vie dans des jardins universitaires comme Harvard, ne comprend tout simplement pas à quoi ressemblent les sociétés quand elles s’effondrent. J’ai été là. Je ne suis pas un universitaire. J’ai d’abord été correspondant de guerre pendant 28 ans. Pinker ne comprend pas le côté obscur de la nature humaine et comment la technologie, dans les sociétés dégénérées, a accéléré le pouvoir de commettre des massacres de masse. Les gens aiment son livre. C’est ce qu’ils veulent entendre. Mais ce n’est pas réel.
Pourtant, il a raison de dire qu’une grande partie du monde, surtout en Asie, a été libérée de la pauvreté au cours de la dernière génération.
Mais considérez l’inégalité des revenus en Chine. C’est énorme – il y a maintenant une oligarchie chinoise comme dans le reste du monde. La Chine achète la moitié de Vancouver – Comment s’appelle cette ville au nord de Vancouver qui est devenue la plus grande ville de langue chinoise en dehors de la Chine ? Richmond ? Mesurer en la richesse par le PIB est une erreur. Ayant travaillé dans des endroits, notamment en Afrique, dans de vastes bidonvilles urbains, je sais que la pauvreté est pire [qu’elle ne l’était] pour les personnes qui avaient auparavant au moins une agriculture de subsistance. Mesurer ainsi la richesse est une erreur. L’essor des classes oligarchiques mondiales avec des quantités d’argent obscènes ne signifie pas que le monde est plus riche. Sauf à lire Thomas Friedman [éditorialiste au New York Times].
Vous argumentez d’un point de vue socialiste…
Je ne suis pas un idéologue. J’ai déjà parlé dans une université canadienne – je pense que c’était l’Université de Winnipeg – où on peut toujours embaucher des économistes marxistes. Cela n’arrive pas en Amérique. Quoi qu’il en soit, j’ai fini mon exposé et l’un des membres du département économique qui était assis à l’arrière s’est levé et a dit aux étudiants : « Je veux juste préciser qu’il n’est pas vraiment socialiste, il est radical keynésien. » Ce qui est réellement vrai. Il n’avait pas tort. Je ne suis pas marxiste. Je lis Marx et je pense que la critique et la compréhension marxistes du capitalisme sont absolument vitales et vraies et probablement la plus grande critique que nous ayons. Si je gérais un fonds de pension, je n’engagerais que des marxistes, car ils comprennent que le capitalisme concerne l’exploitation, la maximisation du profit et la réduction du coût du travail. Je pense parfois, pour le dire en langue courante canadienne, que je suis un socialiste à la Tommy Douglas [Thomas Clement Douglas (1904-1986), ancien premier ministre social-démocrate de la province canadienne du Saskatchewan (1944-1961)].
Je pense que la « perspective » fonctionne toujours, étant donné que vous ne voyez aucune différence entre les partis libéraux et conservateurs présumés aux États-Unis ou dans le reste du monde développé.
En d’autres termes, les nations ont essentiellement perdu le contrôle de leurs économies. Donc, peu importe ce que les gens veulent. Il n’y a aucun moyen de voter contre les intérêts mondiaux de Goldman Sachs ou d’ExxonMobil. Vous ne pouvez pas le faire. Et c’est bien sûr ce qui a créé des crises politiques. Le résultat est la monte de la colère et l’apparition de personnalités populistes autoritaires comme Orbán en Hongrie, les dirigeants du gouvernement polonais actuel, et des mouvements forts similaires en France, en Allemagne et en Italie. C’est un phénomène mondial dont Trump fait partie. Mais il y a une différence importante. L’Amérique est un empire. Nous sommes donc beaucoup plus fragiles que les États-nations et les pays non impériaux.
Et beaucoup plus dangereux. Vous citez les historiens qui notent que les empires émergents ont tendance à utiliser la force militaire de façon judicieuse, tandis que les empires en déclin sont enclins à des réactions féroces pour tenter de rester au sommet.
Oui, beaucoup plus dangereux. Vous voyez cela tout au long de l’histoire : les anciens Grecs envahissant la Sicile, et toute leur flotte coulée, des milliers de soldats tués et leur empire devenant insoutenable ; ou en 1956 lorsque la Grande-Bretagne tente d’envahir l’Égypte après la nationalisation du canal de Suez, se retire humiliées et déclenche de ce fait une crise financière et la fin de la livre sterling comme monnaie de réserve, marquant la mort de l’Empire britannique, en lent déclin depuis la fin de la Première Guerre mondiale. Le dollar en tant que monnaie de réserve du monde fonctionne sur des illusions. Le moment venu, la suprématie financière américaine s’achèvera immédiatement. Cela ressemblera beaucoup aux conséquences de la catastrophe de Suez – quelque chose de caractéristique des derniers empires. Et la fragilité d’un empire signifie que lorsque l’effondrement arrive, il est presque instantané. Repensez à la chute rapide de l’ancienne Union soviétique. Un empire qui s’effondre est comme un château de cartes qui s’écroule – ce n’est pas un lent déclin. L’histoire nous a appris ce qui se passe l’histoire ce qui se passe. Ce n’est pas un mystère.
Vous ne croyez pas qu’il n’y est rien que le système – à savoir le parti d’opposition, les Démocrates – puisse faire pour opérer un véritable changement aux États-Unis ?
Soyons clairs. Le parti Démocrate de Bill Clinton s’est transformé en parti Républicain traditionnel et le parti Républicain s’est déplacé, a été poussé si loin à droite qu’il est devenu fou. Le parti Démocrate est une création de l’aile la plus éduquée et la plus éclairée de la classe des milliardaires, ceux qui ne veulent pas être identifiés comme des islamophobes racistes, des misogynes et des homophobes. Mais fondamentalement, les structures économiques et les structures impériales restent identiques, car le parti Démocrate, tout comme le parti Républicain, dépend de l’argent des grandes entreprises pour exister. Ainsi, ce sont des personnalités comme [Nancy] Pelosi ou [Chuck] Schumer qui détiennent le pouvoir au sein du parti car elles contrôlent l’argent et à quels candidats il est distribué. Ce sont des personnages clés, et ils sont parfaitement conscients que, s’ils instaurent une véritable réforme électorale – en éliminant l’argent des entreprises du système – ils ne détiendraient plus le pouvoir politique. Aussi délabré soit le navire de l’État, ils n’abandonneront pas leurs cabines de première classe. Toute la stratégie électorale des Démocrates consiste à espérer que Trump implose.
Pour surfer sur le « nous ne sommes pas Trump » ?
Oui – ce qui pourrait échouer, d’ailleurs. Leurs élites, parmi lesquelles les élites des médias, sont complètement déconnectées du pays.
Lorsque vous écrivez sur les violences de Charlottesville, il est clair que pour vous toutes les personnes présentes, qu’elles soient néo-nazies ou contre-manifestantes, réagissent aux mêmes bouleversements économiques, sociaux et psychologiques.
Oui.
Sans aucune réponse de leur gouvernement sauf l’incarcération de masse ?
C’est vrai, ça et la militarisation de la police. Et encore une fois, c’est pareil au Canada, regardez les rues de Toronto pendant le G20.
C’est la réponse à la question qui déconcerte les libéraux en Amérique : pourquoi les partisans de Trump en particulier, ou les partisans républicains de la classe ouvrière en général, votent-ils contre ce que les libéraux considèrent comme leurs propres intérêts ?
Cette idée est simplement fausse. Le parti Démocrate a depuis longtemps abandonné l’Amérique ouvrière. Et le sentiment de trahison de la part des Démocrates était plus profond parce que traditionnellement les Démocrates étaient au moins ouverts aux intérêts des travailleurs. Tout cela a été aboli sous Bill Clinton, qui, à l’instar de Hillary, a astucieusement compris que s’ils répondaient aux appels d’offres des grande entreprise, ils obtiendraient de l’argent de ces grandes entreprises. Le spectre politique aux États-Unis à travers les deux principaux partis est maintenant si étroit qu’il est presque devenu hors de propos. Ils discutent de problèmes culturels ou sociaux. Mais c’est une forme d’anti-politique. En réalité, ils ne discutent pas de questions de fond en termes d’économie ou de politique étrangère. C’est pourquoi vous voyez une continuité complète entre les administrations républicaines et démocrates. La colère est donc tout à fait légitime. C’est ce qui m’a fasciné quand j’étais à Anderson (Indiana), qui est – était – l’un des épicentres de GM [General Motors]. Après les accords de libre-échange ALENA, les constructeurs automobiles purent déménager au Mexique et payer les travailleurs 3 $ de l’heure sans autres avantages. Selon les anciens responsables de l’UAW [United Auto Workers, syndicat], leurs membres ont voté pour Sanders lors des primaires, mais ont ensuite voté pour Trump à la présidentielle, car ils ne voulaient pas voter pour Clinton. Ils étaient pleinement conscients que leur ville, leur vie, leur famille et leur capacité à gagner un revenu, leur avaient été enlevés par l’appareil du parti Démocrate. Oh, et quand je dis continuité complète, un rappel : les attaques de Barack Obama contre les libertés civiles et les niveaux de déportation des travailleurs sans papiers furent en réalité pires que sous Bush.
Les libertés civiles s’érodent depuis un certain temps aux États-Unis, du moins depuis le Patriot Act [loi antiterroriste US datant d’octobre 2001].
Ceci est global. C’est la même chose au Canada aussi. Ce projet de loi sur la sécurité que Harper [ex-Premier ministre canadien] a adopté et que Trudeau [Premier ministre actuel] n’a pas révoqué ? En gros, la surveillance est aussi draconienne chez vous que chez nous.
L’un de vos thèmes principaux est que la politique contemporaine n’a ni langage ni plateforme pour traiter de solutions économiques et sociales d’un point de vue anti-grandes entreprises et anti-capitaliste.
Pas dans les médias grand public, qui ont coopté le langage politique de manière assez efficace. Il n’y a pas de véritable débat sur la nature du capitalisme d’entreprise : comment cela fonctionne, quels sont ses effets économiques à la fois au niveau national et mondial, quels sont ses effets politiques. Ce n’est jamais discuté du tout. Au Canada, la situation est meilleure grâce à des personnes comme John Ralston Saul, Naomi Klein, ou un magazine comme Adbusters, et il est au moins possible de soulever la question. Mais aux États-Unis, il est stupéfiant de voir la façon dont le discours public est censuré. Le système de santé en est l’exemple parfait. Il n’y a pas de discussion rationnelle à ce sujet parce que les personnes qui défendent les soins de santé universels financés par le gouvernement ne sont jamais autorisés à avoir une plateforme pour s’exprimer. Nous ne parlons pas de combien d’argent nous consacrons au système de santé le plus inefficace du monde industrialisé. Au lieu de cela, les Américains sont gavés de spectacle : cette émission de télé-réalité sans fin avec des stars du porno et un idiot maniaque assis au bureau ovale et tweetant devant un téléviseur, c’est de la pure distraction. L’année dernière, CNN a gagné plus d’argent qu’elle ne l’a jamais fait. Mais ce n’est pas de l’information. Cela n’a rien à voir avec des informations.
Que pouvez-vous me dire sur la part d’espoir et de désespoir dans votre livre ? Y a-t-il de l’espoir ?
Je ne pense pas comme ça. L’une des grandes crises existentielles de notre époque consiste à comprendre à quel point le monde est sombre et à y résister de toutes les manières possibles. Mais prétendre que rien n’est sombre alimente la manie de l’espoir irréel qu’on trouve dans la culture américaine et que je ne partage pas. C’est notre porte de sortie – cela nous permet de trouver des excuses pour ne pas réagir avec le militantisme que nous devrions adopter si nous voulions en fin de compte survivre. Il y a une dimension morale à la lutte contre le mal radical. La plupart des rebelles à travers l’histoire échouent. Mais vous ne réussissez pas non plus sans eux, et la situation est vraiment désespérée si l’on ne fait rien. Si nous résistons, nous avons de l’espoir, aussi marginal et impossible que puisse paraître cet espoir. Si l’on ne résiste pas, on ne peut pas utiliser le mot espoir.
=> Source : Maclean’s
=> Lire aussi : La prochaine crise économique en perspectives, Chris Hedges, Les Crises.