Le temps est venu d’une juridiction universelle, par Inder Comar

Inder Comar, expert reconnu en droits de l’homme internationaux, appelle à la création d’une nouvelle juridiction universelle pour juger les coupables de crimes avérés contre l’humanité.


Rétrospectivement, c’est presque trop extraordinaire : le chef d’un gouvernement favorable à l’Occident, responsable de la mort de milliers de personnes et de la torture de dizaines de milliers d’autres, arrêté et traduit en justice pour ses crimes devant un tribunal et un juge.

C’est pourtant exactement ce qui s’est passé en 1998, lorsque le juge Baltasar Garzon, un magistrat espagnol, a lancé un mandat d’arrêt contre l’ancien dictateur du Chili, Augusto Pinochet, alors que Pinochet était au Royaume-Uni pour un traitement médical.

Ce qui s’est passé ensuite fut une série d’audiences qu’on appela l’affaire Pinochet et qui se termina par une victoire éclatante pour les droits de l’homme : la Chambre des Lords britannique décida en 1999 que l’arrestation de Pinochet pourrait se poursuivre parce que ses crimes internationaux violaient les normes des droits de l’homme.

Pinochet bénéficia d’un sursis octroyé par Jack Straw, alors ministre britannique de l’Intérieur, qui décida que Pinochet était trop malade pour supporter un procès et qui permit à Pinochet de retourner au Chili.

Mais l’évènement ne pouvait être effacé : un dirigeant autoritaire qui avait commis des crimes terribles était obligé de rendre des comptes, quelque part dans le monde.

Avançons rapidement de deux ans jusqu’aux événements dits du 11 septembre.

L’excuse de la lutte contre le terrorisme

Les gouvernements du monde entier, y compris le gouvernement américain, ont ouvertement et sérieusement utilisé l’excuse du terrorisme pour violer un mandat international relatif aux droits de l’homme qui allait de soi. Ce qui expliquait déjà leur impensable part de responsabilité concernant Pinochet – un ancien chef d’État parrainé et défendu par de puissants gouvernements occidentaux malgré ses antécédents de torture et de meurtre.

Dans la soi-disant Guerre contre le terrorisme, l’interdiction mondiale de la torture, codifiée dans la Convention contre la torture, a été démantelée en faveur des extraditions, des sites clandestins et des traitements cruels et inhumains contre des personnes jamais accusées d’aucun crime comme Khalid al Masri, un ressortissant allemand, emmené en captivité et torturé (al Masri était, entre autres, drogué et sodomisé ), mais qui fut ensuite relâché parce que la CIA l’avait kidnappé par erreur. La Cour européenne des droits de l’homme confirma ces conclusions en 2012.

De même, l’interdiction mondiale de la détention illimitée, codifiée depuis au moins la Magna Carta, a été mis au rebut à la faveur du trou noir légal de Guantanamo Bay. Les gouvernements occidentaux ne se sont pas contentés d’attaquer les droits humains fondamentaux – ils les ont abandonnés dans leur intégralité. Et aucun chef de gouvernement n’a été sommé de rendre compte de la destruction de ces protections inaliénables des droits de l’homme.

Le moment est venu de faire revivre le concept de « juridiction universelle » – l’idée qu’une personne, quelle que soit sa nationalité, puisse être sommée de rendre des comptes devant le tribunal de n’importe quel pays civilisé pour des crimes internationaux graves.

Ennemis de la civilisation

Les Romains avaient une expression pour ceux qui avaient commis des crimes terribles : hostis humani generis , c’est-à-dire les « ennemis de la civilisation ». La loi moderne parle ainsi des pirates et la plupart des pays (y compris les États-Unis) autorisent une juridiction universelle pour ceux qui commettent un acte de piraterie.

C’est aux avocats et aux juges d’aujourd’hui d’étendre ce concept au-delà des seuls pirates – aux tortionnaires, aux agresseurs illégaux et aux criminels de guerre, où qu’ils se trouvent.

L’impunité pour les crimes internationaux doit être abolie si nous voulons vivre dans un monde civilisé et pacifique. Un monde où chaque leader, chaque nation, craindra de devoir rendre compte de ses actions internationales avec un avocat, devant un juge.

Si l’affaire Pinochet semble appartenir au passé, il y a une raison à cela. Les puissants veulent que le monde oublie qu’il n’y a pas si longtemps, un juge courageux, saisi par de courageuses victimes, a trouvé un terrain juridique suffisamment solide pour obliger les tribunaux du monde occidental à contraindre un dictateur, autrefois leur favori, de rendre compte de ses crimes.

Cela permit d’imaginer un monde dans lequel la loi pourrait juger des crimes internationaux – et où la loi pourrait théoriquement empêcher de tels crimes de se produire à l’avenir. Chaque jour, les gens témoignaient devant un tribunal enquêtant sur la conduite d’un dictateur soutenu par l’Occident. Et il y avait une réelle possibilité que ce dictateur soit emprisonné.

Nous ne devrions pas oublier l’affaire Pinochet, ou l’idée d’une juridiction universelle. Les avocats et les juges peuvent être les agents d’un profond changement social.

Pensez à la façon dont le monde changerait si un groupe de victimes, d’avocats et de juges courageux ouvraient des enquêtes sur la guerre des drones, la guerre en Irak ou la destruction du Yémen.

Pensez à la façon dont le monde changerait si ces victimes, avocats et juges pouvaient montrer comment la loi peut agir comme force civilisatrice et pacificatrice – pas simplement une arme contre les faibles, mais une force positive pour le bien qui pourrait tenir et soutenir la civilisation elle-même.

Le juge Baltasar Garzon a été destitué de son poste de juge en 2010 et, aujourd’hui, il agit à titre de conseiller juridique auprès de Julian Assange. Pinochet, à son retour au Chili, a finalement été dépouillé de son immunité et accusé de divers crimes. Pinochet est mort peu de temps après son inculpation, et avant de subir la sentence venant d’une loi honnête et civilisatrice.

Mais il n’est pas trop tard pour les autres. Il n’est pas trop tard pour que la loi commande aux puissants, où qu’ils soient, au lieu que ce soit les puissants qui commandent à la loi.

=> Source : le blog d’Inder Comar, via Consortium News  (traduction : Pierrick Tillet)

Inder Comar est le directeur exécutif de Just Atonement Inc., une organisation juridique à but non lucratif dédiée à la construction de la paix et de la durabilité, et le consultant de Comar LLP, un cabinet d’avocats privé travaillant dans la technologie. C’est un expert reconnu dans les crimes d’agression, sur la légalité de la guerre en Irak et des droits de l’homme internationaux. Il est titulaire d’un diplôme en droit de la faculté de droit de l’Université de New York, d’une maîtrise en arts de l’Université Stanford et d’un baccalauréat ès arts de l’Université Stanford. Son identifiant Twitter est @InderComar.

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