Alain Badiou sur le crétinisme parlementaire

Alain Badiou lors de son séminaire au théâtre de la Commune à Aubervilliers, 2022.

Le texte qui suit est un extrait d’une tribune écrite par Alain Badiou entre les deux tours de la présidentielle et publiée par le site Libre QG.


Et voilà qu’aujourd’hui je vais parler des élections, une péripétie nationale. Vous auriez raison de m’accuser d’opportunisme, de ressembler à un vulgaire appareil médiatique. Vous pourriez dire que je parle ici de ce qui se passe et dont tout le monde est à peu près déjà au courant.

Je crois pouvoir me défendre, au moins partiellement: je ne vais naturellement pas commencer ce séminaire par des considérations ordinaires, chiffrées et calculatrices, sur le résultat du premier tour de l’élection présidentielle. Ce serait plier la philosophie aux lois du journalisme. Mais je ne veux pas non plus faire comme si j’allais parler totalement en dehors du contexte de ces élections. Ce serait tout de même faire preuve d’un certain snobisme intellectuel. Pour le moment, je ferai une seule remarque empirique. Une opinion commune traite ces dernières années comme des années sombres, presque dévastatrices. On parle de perte des libertés, de désordres économiques, de pandémie brisant l’élan de la vie. On parle d’autoritarisme aveugle et insensible, on pleure la totale disparition de la gauche, on souligne l’importance des mouvements de protestation, des Gilets jaunes aux antivax. On annonce que le pire est devant nous, avec l’inflation galopante et les pénuries prévisibles, notamment celles du gaz et du pétrole. Moi-même, du reste, j’ai parlé d’une époque de grave désorientation politique.

Un vieillissant nouveau venu

Il semble donc que l’époque soit agitée, nouvelle, périlleuse, et que même le confort moyen dont bénéficient les contrées de l’Europe occidentale soit menacé.

Eh bien, une bonne nouvelle ! Le parlementarisme électoral affirme que tout va bien, et que rien ne change ni ne doit changer. La preuve éclatante est la suivante : il y a cinq ans, les élections présidentielles faisaient accéder au deuxième tour un fringant nouveau venu, Emmanuel Macron, et une vedette bien connue du répertoire électoral, Marine Le Pen. Les vieux partis, notamment de la gauche classique, PS et PC, étaient déconfits. Désormais, nous apprenons que vont accéder au deuxième tour de l’élection présidentielle qui ? Eh bien, les mêmes dans le même ordre, l’héritière Le Pen venant derechef derrière le vieillissant nouveau venu Macron. Et des partis de la gauche classique, il n’est pratiquement plus question, ils sont, avec les groupuscules de la gauche radicale et les supplétifs de l’extrême droite, dans l’enfer des totaux imperceptibles.

« Les élections sont faites pour changer de gouvernement, et nullement pour changer de société » (Alain Peyrefitte)

Il n’a pas tort sur un point, ce dispositif : les conjonctures du réel peuvent changer, le protocole électoral, lui, reste identique à lui-même et à sa fonction de toujours : faire en sorte que le réel de la société française et de son groupe dominant persévère, quels que puissent être les avatars de la superficie électorale.

Sur ce point, j’aime citer un ancien ministre gaulliste de la justice, Alain Peyrefitte. Le résultat des élections de 1981, qui avait porté au pouvoir une coalition socialo-communisme dirigée par Mitterrand, avait effrayé le loyal réactionnaire gaulliste Peyrefitte. Il sut alors trouver, et c’était, je crois bien, la première fois qu’il trouvait quelque chose, une formule admirable. Il dit: « Les élections sont faites pour changer de gouvernement, et nullement pour changer de société ». Guidé par son angoisse, il retrouvait, très paradoxalement, une considération de Marx lui-même:  à savoir que les élections ne sont qu’une mécanique servant à désigner, selon l’expression de Marx, « les fondés de pouvoir du Capital ». L’un et l’autre, au fond, quoiqu’à des fins opposées, disaient que les élections concernent la gestion – le gouvernement – de l’ordre capitaliste bourgeois, mais n’envisagent aucunement la remise en cause de cet ordre lui-même.

À propos de ceux qui croyaient encore que les élections étaient un lieu démocratique

De fait, il n’est jamais arrivé, et à mon sens il n’arrivera jamais, que l’ordre capitaliste d’une société où cet ordre est solidement installé, souvent depuis deux siècles, soit renversé suite à une élection, et remplacé par une variante inventive du collectivisme. Il peut y avoir des inflexions opportunistes, un coup de barre à droite parce que la bourgeoisie est mécontente, ou que la situation financière l’exige, un coup de barre à gauche, parce que le peuple grogne et qu’il convient de lâcher quelques sous. Mais jamais rien n’arrive qui change l’ordre sous-jacent de l’organisation sociale dominante.

Nous sommes sur ce point bien plus aveugles et timorés que ne l’étaient les militants du dix-neuvième siècle. À propos de ceux qui croyaient encore que les élections étaient un lieu démocratique et qu’on pouvait y vaincre l’ennemi conservateur, ces vrais militants, intellectuels et ouvriers, parlaient tout uniment de « crétinisme parlementaire ».

Rien de plus partagé aujourd’hui que, sous le nom de “démocratie”, une forme presque définitivement installée de « crétinisme parlementaire ». En particulier chez nombre d’intellectuels, l’opposition fondamentale à leurs yeux entre “totalitarisme” et “démocratie” n’est qu’une forme moderne, et infiniment plus pernicieuse, de cette maladie conservatrice qu’est le crétinisme parlementaire.


=> Lire le texte complet d’Alain Badiou sur Libre QG : “Considérations philosophiques sur le rituel électoral frauduleusement nommé démocratie”

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