
C’est un document terrible et éclairant qu’a publié le mois dernier le site américain Consortium News, et que viennent de traduire les lecteurs du site Les Crises. L’auteur du document est un ancien agent repenti de la CIA, Ray McGovern. Il y traite des pratiques << hideuses >> de la torture par une grande puissance à son crépuscule. Et de la volonté des autorités du pays d’en effacer les traces. Chose guère difficile au demeurant, tant nous faisons preuve d’une cécité coupable en leur endroit.

La plongée des Américains dans la torture a été l’un des traits macabre de la « guerre contre la terreur », mais les pouvoirs en place ont décidé que les gens du commun ne devaient pas être perturbés dans leur petite tête par toute cette laideur, rapporte l’ancien analyste de la CIA Ray McGovern.
Vous ne croyez pas au pouvoir de l’État profond ? Eh bien, vous pourriez changer d’avis après avoir lu un article du New York Times selon lequel les pouvoirs en place à Washington sont sur le point d’enterrer à six pieds sous terre le rapport de 6 700 pages du Sénat, établi à partir de documents – télégrammes originaux de la CIA inclus – qui décrivent de sauvages pratiques de torture pendant l’ère de George W. Bush et montrent en outre que les responsables de la CIA ont constamment menti en affirmant que ces pratiques abjectes procuraient des informations d’une quelconque valeur en terme de renseignements.

« Photo-souvenir » de policiers militaires américains posant devant des détenus dénudés à la prison d’Abu Ghraib en Irak.
Le 3 janvier 2017, Schumer s’est inquiété publiquement, dans l’émission de Rachel Maddow sur MSNBC, à propos de Trump raillant les agences de renseignement et leurs évaluations des activités cybernétiques de la Russie.
« Il a vraiment été stupide de faire cela » a dit Schumer à Maddow. « Laissez-moi vous dire, si vous vous en prenez à la Communauté du renseignement, ils ont mille et une manières de vous avoir en retour. Donc, même pour un homme d’affaires pratique, réputé obtus, il a réellement été très bête de faire ça ».(Maddow, qui a ardemment poussé les théories du complot du Russie-gate, n’a pas objecté à l’idée que des hommes politiques élus doivent se faire tout petits devant la puissante Communauté du renseignement).
Avec Barack Obama, on peut retrouver cette peur neuf ans en arrière : au premier signe que j’ai vu indiquant que Brennan avait une influence anormale sur le candidat pour lequel il s’était engagé à travailler, au printemps 2008.
En juin 2008, quand j’ai entendu que le sénateur Barack Obama avait fait volte-face sur la question clé de savoir si on pouvait demander des comptes aux compagnies géantes de télécommunications quand elles violaient notre 4ème amendement par des recherches et des saisies injustifiées, et qu’il avait décidé de voter pour la protection des télécoms contre toute responsabilité pénale, cela m’a semblé être un moment décisif.
Le 3 juillet 2008, j’ai écrit au candidat Obama une lettre ouverte commençant ainsi : « Cela constitue une rupture de contrat pour un officier du renseignement comme moi : je parle sur la base d’une expérience de 30 années dans le monde du renseignement. Je ne sais pas qui en réalité vous a informé sur les écoutes illicites, mais le projet de loi est superflu pour la collecte de renseignements et un véritable POISON pour nos libertés civiles – sans même mentionner la disposition d’immunité rétroactive qui est inadmissible ».
Des années plus tard, en me basant sur l’emprise que Brennan semblait avoir sur le président Obama, j’ai repensé à la reddition d’Obama à propos des compagnies géantes de télécommunications, et j’en ai déduit que c’était probablement Brennan qui avait expliqué les réalités de l’État profond au candidat, à la fin du printemps 2008.
Six ans plus tard, la façon ouvertement intrusive par laquelle Obama a fait tout son possible pour aider le directeur de la CIA Brennan à empêcher la publication d’un sommaire exécutif déclassifié du rapport du Comité de renseignement du Sénat sur la torture pratiquée par la CIA a scandalisé l’enquêteur en chef du comité, Daniel Jones. Il a accordé une longue interview à Spencer Ackerman, journaliste au Guardian en septembre 2016.
Jones et Ackerman ont signalé que Dianne Feinstein, alors présidente de la Commission du Sénat sur le renseignement, était bien décidée à faire publier le rapport sur la torture de la CIA. Dans un discours du 11 mars 2014, elle a expliqué qu’une version publique garantirait que la torture « ne serait plus jamais envisagée ou permise » et que les interférences ou la lenteur de la CIA signifiaient que le Sénat était confronté à un « moment décisif » pour déterminer si la commission pouvait effectivement effectuer sa supervision, « ou si notre travail peut être entravé par ceux que nous supervisons ».
Le 3 avril, le comité a voté à 11 voix contre 3, l’autorisation d’une version déclassifiée du rapport. Les républicains du Sénat, qui avaient longtemps rejeté les découvertes du rapport, ont rejoint les Démocrates qui les avaient acceptées.
Cependant, la CIA avait un allié que Feinstein n’avait peut-être pas imaginé : le président Obama. La Maison-Blanche annonça le même jour que la CIA conduirait elle-même la déclassification. La communauté du renseignement choisirait dans les faits quelles choses embarrassantes pour elle, elle épargnerait au public d’apprendre.
« Torturé des gens »
Le chef d’état-major d’Obama, Dennis McDonough, agissant pour Obama, a joué un rôle central, soutenant la position de la CIA en toute occasion. Le fait que le chef d’état-major de la Maison-Blanche surveillait personnellement les négociations entre le comité et la CIA dit tout de la gravité du problème.

L’officier de police militaire Charles Graner posant au dessus du cadavre de Manadel al-Jamidi, après qu’il a été torturé à mort par des soldats américains à la prison d’Abu Ghraib
Le 1er août 2014, Obama est entré dans la salle de la Maison-Blanche : « On a torturé des gens », a-t-il dit. Mais il a ajouté : « C’est important pour nous de ne pas nous sentir trop moralisateurs rétrospectivement concernant le boulot difficile que ces gens [à la CIA] ont fait ».
Et ainsi, le président timide qui, à grand bruit, avait annoncé la fin de la torture (et la fermeture de Guantanamo, qui n’est jamais arrivée) a fini par faire des excuses pour « ces gens » de la CIA, tout en faisant tout son possible pour empêcher les Américains d’apprendre les détails de ce qu’ils avaient fait.
En fin de compte, le sénateur Feinstein, avec l’aide appuyée du leader de la majorité sénatoriale, Harry Reid, Démocrate du Nevada, a eu le dessus sur Brennan et son équipe d’avocats de McDonough/Obama. Le résumé du rapport, une fois aseptisé, a été publié le 9 décembre 2014 juste avant que le congrès ne rentre chez lui pour Noël.
Je soupçonne qu’en fin de compte, Feinstein et Reid ont confronté Obama à une sorte de « choix nucléaire » : soit il publiait le résumé analytique, soit le sénateur Mark Udall (qui venait de perdre son siège au Sénat et avait peu à perdre) le lirait au Sénat.
C’est peut-être la dernière fois que quelqu’un à Washington a triomphé sur l’État profond.
Ray McGovern travaille avec Tell the Word, une maison d’édition de l’œcuménique Church of the Savior au centre ville de Washington. Il a été analyste pour la CIA pendant 27 ans. Début mars 2006, il a rendu la décoration pour services rendus au renseignement qui lui avait été remise à sa retraite, pour se dissocier d’une agence impliquée dans la torture.
=> Source : Ray McGovern, Consortium News, 02-06-2017
=> Traduit par les lecteurs du site www.les-crises.fr.