Le Grand jeu : polyphonie syrienne

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Dans la grande série Donald s’est-il converti à l’empire, véritable feuilleton du printemps, les signaux sont toujours contradictoires. Et la possibilité que les états d’âme de fifille aient eu une influence, si minime soit-elle, sur la décision de lancer les Tomahawks apporte une pointe de burlesque.

La harpie de l’ONU dit une chose (<< Assad doit quand même partir finalement >>), le secrétaire d’État aux Affaires étrangères en dit une autre (<< Assad ne doit pas forcément partir >>), la Mad dog du Pentagone semble s’accorder sur ce dernier, le tout dans une cacophonie qui confine au vaudeville. Le pauvre Sean Spicer, porte-parole de la Maison Blanche, en est tout tourneboulé et se perd dans le labyrinthe freudien de sa conscience :

Notre but est de déstabiliser la Syrie… heu… (j’ai dit une bêtise, là)… déstabiliser… (mais qu’est-ce que je vais bien pouvoir inventer ?)… déstabiliser le conflit en Syrie (ça ne veut rien dire mais bon…)

Ces clowneries ne semblent guère amuser Moscou et Poutine ne rencontrera apparemment pasTillerson qui arrive aujourd’hui dans la gueule de l’ours. Celui-ci se contentera de Lavrov et les deux se sont déjà envoyés des amabilités début avril, juste avant l’affaire syrienne :

T : Il faut être deux pour danser le tango avec la Russie et Lavrov n’est pas autorisé à le danser.

L : Ma mère m’a toujours dit d’être un bon garçon et de ne pas danser avec les autres garçons. Si Tillerson pense qu’il n’est pas assez bon danseur, nous pouvons l’aider. C’est un homme d’expérience et je suis sûr qu’il apprendra vite.

Le facétieux Sergueï, diplomate à l’ancienne mêlant maîtrise des dossiers, culture aiguisée et humour féroce, adore ce genre de situation. Le 1er avril, son ministère des Affaires étrangères avait d’ailleurs osé sur son répondeur général un poisson qui restera dans les annales :

  • Pour parler à un opposant, appuyez sur la touche 1
  • Pour utiliser le service de hackers russes, appuyez sur la touche 2
  • Pour demander une ingérence électorale, appuyez sur la touche 3 et attendez les prochaines élections.

Si Troisième Guerre mondiale il y a, elle se fera au moins dans la bonne humeur…

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Mais revenons au Donald. Le nombre d’observateurs persuadés que le président américain a été récupéré par le parti de la guerre et Goldman Sachs va grandissant tandis que ses soutiens intérieurs s’évaporent chaque jour un peu plus. La belle Tulsi devient dangereusement isolée face à la vague libérale-néocon Démocrate et Républicaine de l’État profond ; espérons qu’en bonne Hawaïenne adepte du surf, elle sache naviguer en ces eaux troubles.

Grand malaise dans les chancelleries occidentales

Sur le plan international par contre, l’on assiste curieusement à un émiettement épars, car la vraie-fausse frappe américaine sur Al Chayrat ne plaît en réalité à personne. Le cas européen est éclairant. À une époque, les euronouilles eussent accueilli la nouvelle avec des transports de joie : il n’en a rien été ce coup-ci.

Certes, la population européenne semble en majorité hostile — témoin ce sondage allemand où 59% des interrogés désapprouvent l’attaque US (contre 26% qui l’approuvent) et 80% souhaitent ne plus voir se renouveler la chose — mais jusque-là, cela n’avait jamais arrêté les eurocrates en apesanteur. S’ils ont partiellement retrouvé le sens des réalités, c’est qu’il y doit y avoir autre chose… Peur d’une vraie guerre qui peut devenir mondiale ?

Je peux me tromper mais l’on sent comme un grand malaise dans les chancelleries occidentales et même parmi la MSN. Qu’un journal pourtant russophobe primaire comme le Huffington Post se permette de publier un remarquable article accusant Trump d’être l’idiot utile d’Al Qaeda en dit long sur cet embarras. Après le false flag de Khan Cheikhoun, la volaille médiatique européenne s’en est donnée à cœur joie, mais il y a eu un net changement de ton après la frappe US. C’est amusant de mentir sauf quand ça peut mener à une conflagration planétaire

Ajoutons qu’au sommet réunissant les ministres des Affaires étrangères du G7 qui vient de se tenir, les Européens continentaux, particulièrement l’Allemagne et l’Italie, ont rejeté toute nouvelle sanction (symbolique, précisons) proposée par la bande anglo-américaine.

Israël boit du petit lait depuis quelques jours et a même eu l’incommensurable privilège d’être tenu informé de la vraie-fausse frappe en direct. Pour Tel Aviv, c’est le réveil après un long sommeil sous la deuxième partie de l’ère Obama, plus enclin à s’aplatir devant les wahhabites et autres salafistes, même si le but en Syrie de tout ce joli monde concordait. Et après ?

Vu le grognement de l’ours dont nous parlions la dernière fois, il y aura peut-être moins d’aventures israéliennes dans le ciel syrien désormais. Déjà qu’elles n’étaient pas nombreuses, pas assez en tout cas pour empêcher le Hezbollah de s’armer jusqu’aux dents, toute cette affaire n’est-elle pas une symbolique victoire à la Pyrrhus pour Bibi la Terreur ? Car ne nous y trompons pas, les simagrées israéliennes sont un aveu de faiblesse, non de force, devant l’inexorable montée en puissance du Hezb. Ajoutons également que les relations israélo-russes sont à un plus haut historique selon un analyste israélien, que la popularité de Vladimirovitch y est très haute (merci les immigrants de l’ex-URSS) et que Tel Aviv devra y regarder à deux fois avant de sacrifier ses relations avec Moscou.

La trahison sultanesque

Un autre qui doit se demander pourquoi il s’est tiré une balle dans le pied est le sultan. Euphorique après le bombardement à 100 millions de $ qui a détruit trois canettes et deux poubelles, il se voyait déjà partageant un cheval avec le Donald, entrant résolument dans l’Idlibistan et menant la charge sunnite sur Damas. Depuis, on l’entend moins, lendemain de gueule de bois sans doute. Aux dernières nouvelles, il en est réduit à couper les routes avec la zone kurde de Manbij pour éviter la contrebande. De la haute stratégie, assurément…

Comme nous l’avions averti, la trahison sultanesque n’est pas passée inaperçue à Moscou et un premier tir de semonce vient d’être envoyé : les compagnies aériennes russes ont reçu un avissur une possible suspension des vols charter à destination de la Turquie. En décrypté : le Kremlin menace au minimum d’assécher à nouveau le flux de touristes russes dont est accro l’économie turque. Et plus si affinité. A suivre…

Car les Russes ne se démontent absolument pas, au contraire, et une réunion des MAE russe, iranien et syrien est prévue plus tard dans la semaine. En passant, notons qu’au moment où le Donald envoyait ses missiles, la Russie et le Nicaragua s’accordaient pour des exercices militairescommuns en pleine chasse gardée latina de l’empire, où Moscou a d’ailleurs peut-être déjà une station d’écouteTu m’embêtes en Lituanie, je t’embête en Amérique centrale.

Le Pentagone vient-il de se prendre une claque sur les bords de la Méditerranée ?

Mais revenons à notre Syrie… Nous évoquions dans le dernier billet :

L’avertissement irano-russe très sec si Washington franchit à nouveau ce qui est maintenant qualifié de « ligne rouge » : « Désormais, toute agression, quel qu’en soit l’auteur, fera l’objet d’une réponse par la force — et les États-Unis connaissent les moyens dont nous disposons pour cela ». Ambiance, ambiance…

En réalité, il semble que cette sommation provienne du Hezbollah en Syrie et de l’Iran, sans que les Russes n’aient été pleinement consultés. Interrogé, le Kremlin << n’est pas au courant et ne peut pas confirme >>, mais, chose intéressante, reste vague et n’infirme pas non plus. Prenons cela comme un avertissement officieux laissant planer un délicieux doute…

Selon le Saker (qui me semble, comme à son habitude, bien pessimiste par ailleurs), les 36 Tomahawks évaporés étaient de fabrication récente, ne se sont évidemment pas perdus dans la nature et n’ont pas été descendus par les systèmes anti-missile ; ils ont été brouillés par les systèmes électroniques russes et détournés de leur cible. Nous avions parlé plusieurs fois de l’avance russe en matière de guerre électronique (ici ou ici par exemple) : le Pentagone vient-il de se prendre une claque sur les bords de la Méditerranée ? C’est bien possible et ce ne sont en tout cas pas les infantiles excuses du CentCom qui feront penser le contraire. Elles ont au moins le chic d’amuser la toile :

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Le brouillage russe sans doute

Plus embêtant encore pour les Folamours, les États-Unis ont dû réduire assez drastiquement leurs sorties aériennes en Syrie contre l’EI par crainte de possibles représailles russes. Rappelons que Poutine a officiellement coupé le canal de communication visant à éviter les incidents aériens. Théoriquement, tous les coups sont permis dorénavant. Les bombardiers qui sortent encore, maintenant accompagnés par une escorte de F22, sont « lockés » par les radars russes (lire sur ce lien les commentaires souvent croustillants et acerbes venant des quatre coins du monde). Comble de l’ironie, il se pourrait même (le conditionnel reste de mise) que le F22, ce chasseur « furtif » qui a coûté une véritable fortune, soit lui aussi fixé par les radars de ces maudits Ivan…

Si l’aviation US a pour l’instant des vagues à l’âme, ce n’est assurément pas le cas de ses consœurs syrienne et russe qui crachent le feu ces temps-ci. À Hmeimim, les pilotes doivent se raconter entre deux vols la blague des << 20% du potentiel aérien de la Syrie détruit >> par les Tomahawks. En fait non, Mattis vient de corriger : finalement, ce n’était pas… heu… 20% mais… heu… 20 avions (ce qui reste de toute façon très exagéré — il s’agit plutôt d’une huitaine de vieux Mig rouillés). Notre ami du Pentagone a l’air quelque peu hésitant, sonné. Le brouillage russe sans doute…

Un mot tout de même sur cette conférence de presse du Mad Dog qui pourrait indiquer une certaine rémission chez les feu follets du War Party. Si on résume ce qu’il a dit :

  1. Assad est coupable
  2. Notre frappe n’était qu’une réponse spécifique
  3. Elle n’était pas le signe d’un changement de stratégie
  4. La priorité demeure la défaite de l’EI

Intéressant de voir que malgré la << culpabilité >> postulée d’Assad, le Pentagone affirme ne pas changer de stratégie, ce qui pourrait timidement redonner un peu de lustre à la thèse de l’entente poutino-trumpienne pour relâcher la pression sur l’occupant de la Maison Blanche… à moins que ce ne soit le contraire !

Recevant le président italien, Vladimirovitch n’a pas pris de gant :

<< Nous savons que plusieurs coups montés comme celui-là, car on ne peut pas l’appeler autrement, se préparent actuellement dans d’autres parties de la Syrie, notamment au sud de Damas. >>

Chers lecteurs, vous êtes prévenus. Question subsidiaire : ne faut-il pas voir dans la posture apparemment adoucie du Pentagone qu’un apaisement factice avant la tempête, avec en substance ce message tout prêt — Nous ne voulions vraiment pas changer de stratégie et laisser une chance à Assad mais regardez, il recommence à gazer sa population. Ce n’est plus tolérable… Tout est possible en ces temps de mensonges éhontés et d’ombres théâtrales.

Sur le terrain, l’offensive djihadiste sur Hama a été brisée depuis longtemps et l’armée syrienne reprend le terrain perdu en mars. Fait très intéressant, une attaque a été lancée au nord-ouest d’Alep et un kotel pourrait être en préparation :

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Assaut généralisé sur l’Idlibistan ? Il est encore trop tôt pour le dire. Quant au front de Palmyre, l’armée syrienne y fait des progrès importants depuis quelques semaines :

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Semi-fiasco

Notez la poussée vers le nord susceptible de relier Palmyre et Salamiyah et sécuriser tout l’est d’Homs ainsi que la route vers Alep.

Et la Chine dans tout ça ? Plusieurs commentateurs ont relevé que l’attaque avait eu lieu pendant la visite de Xi à Trump et qu’elle constituerait, sans que l’on sache trop pourquoi, un avertissement subliminal à propos de la Corée. Rappelons d’abord que la Corée du nord est le prétexte parfait pour que l’empire garde ses bases en Asie du nord-est et maintienne sa présence sur la frange orientale de l’Eurasie. Pékin serait en réalité ravi de voir Kim III éjecté du pouvoir et le problème coréen résolu.

Ensuite, ce n’est pas le semi-fiasco des Tomahawks qui risque d’impressionner le dragon et, dès le départ de Xi, la presse chinoise officielle s’est lâchée contre le << politicien affaibli qui a besoin de montrer ses muscles >>. Oups, Cretinho n’avait-il pas dit que la rencontre s’était très bien passée ? qui risque d’impressionner le dragon et, dès le départ de Xi, la presse chinoise officielle s’est lâchée contre le << politicien affaibli qui a besoin de montrer ses muscles >>. Oups, Cretinho n’avait-il pas dit que la rencontre s’était très bien passée ?

Aucune relation donc entre la présence du numéro un chinois aux Etats-Unis dans un contexte de tension coréenne et l’attaque américaine sur la Syrie défendu par la Russie ? Pas si sûr, mais peut-être pas là où on croit…

L’étalon-or en embuscade

Une nouvelle est passée à peu près inaperçue quelques semaines avant le false flag chimique de Khan Cheikhoun. La banque centrale russe a ouvert son premier bureau à l’étranger à Pékin le 14 mars, à un moment où la Russie va pour la première fois de son histoire lancer un emprunt en yuans chinois.

Fin mars, le dragon renvoyait la pareille en ouvrant une banque de compensation à Moscou afin gérer les transactions en yuans et de créer en Russie un pool de liquidités en RMB facilitant le commerce bilatéral en monnaies nationales. Ce centre pourrait devenir un important hub financier dans le cadre de l’Union économique eurasienne et les nouvelles routes de la Soie chinoises.

Mais surtout, les discussions avancent sur l’établissement d’un étalon-or commun aux deux pays au moment où les monnaies occidentales deviennent chaque jour un peu plus des monnaies de singe. Il est même évoqué l’éventualité de paiements commerciaux en or !

Cela fait un certain temps que l’ours et le dragon nous mijotent quelque chose avec le métal précieux. Il y a deux ans, nous écrivions :

La Russie poursuit sa boulimie d’or, achetant tout ce qui passe à portée de main. Depuis deux ans, Vladimir Goldfingerovitch rachète l’or sur le marché, laissant les analystes dans une délicieuse expectative. Pour certains, il se prépare à la guerre économique menée par les Etats-Unis. Pour d’autres, c’est bien plus énorme : il force les Américains à revenir à la convertibilité dollar-or abandonnée en 1971.

En filigrane apparaît évidemment l’une des plus grandes hantises de l’empire, dont nous avons parlé à moultes reprises ici : la dé-dol-la-ri-sa-tion :

Bretton Woods, 1944

Alors que la poussière du débarquement de Normandie venait à peine de retomber et que la guerre contre l’Allemagne était loin d’être terminée, les Etats-Unis réunirent une quarantaine de pays à Bretton Woods pour préparer leur domination future. Contrairement à la Première guerre, leur intervention dans le second conflit mondial n’avait rien de débonnaire. C’était décidé, ils allaient s’intéresser aux affaires du monde. Et pour ce pays pétri d’idéologie messianique, convaincu d’être « la nation indispensable », s’intéresser au monde équivalait à le dominer.

Ce 22 juillet 1944, les délégués signèrent ni plus ni moins la domination universelle du dollar pour les décennies à venir, organisant le système monétaire international autour du billet vert. Parmi les nouveautés, un FMI et une Banque mondiale prêtant tous les deux uniquement en dollars, obligeant ainsi les pays demandeurs à acheter de la monnaie américaine, donc indirectement à financer les Etats-Unis. Le dollar était la pierre angulaire de tout le système, intermédiaire unique et indispensable pour demander un prêt, acheter de l’or et bientôt acheter du pétrole (pétrodollar en 1973). De Gaulle s’élevait déjà contre cette capacité inouïe de l’Amérique à « s’endetter gratuitement », donc à faire financer sa domination sur les autres par les autres. Giscard, qui n’avait pourtant rien d’un marxiste anti-impérialiste, parlait de « privilège exorbitant ». Nixon répondait : « notre monnaie, votre problème ».

On ne peut certes pas résumer les causes de la domination états-unienne de l’après-guerre au seul statut de sa monnaie, mais celui-ci a joué un rôle crucial. C’est ce que Washington est en train de perdre…

Oufa, 2015

71 ans après Bretton Woods, la position dominante du dollar commence à battre sérieusement de l’aile. Le mouvement débuta il y a quelques années quand les puissances émergentes commencèrent à dé-dollariser leurs échanges, rejoints par un nombre toujours plus grand de pays. Chine, Russie, Brésil, Inde, Iran, Argentine, Turquie, Pakistan, Afrique du Sud, Egypte et même maintenant Australie, Canada ou Corée du Sud… tous ces pays commercent, à des degrés divers, en dehors du système dollar ou sont en voie de le faire. Mais c’est la crise ukrainienne qui a été l’accélérateur. Devant ce qu’il voyait comme une volonté hégémonique américaine de contrôler l’Eurasie, Poutine s’est attaqué aux fondations de la domination US, participant à la création d’un système financier entièrement nouveau, parallèle, concurrençant les institutions de Bretton Woods. Chine, Inde ou Brésil, qui réclamaient en vain depuis déjà plusieurs années une redistribution des cartes au sein du FMI ou de la Banque mondiale, ont sauté sur l’occasion.

Est-ce le plan sino-russe de continuer implacablement dans la voie de la dédollarisation qui a fait sonner les alarmes à Washington, y compris sous la tignasse dorée du Donald ? Pas impossible. La chronologie correspond à peu près, même s’il est bien difficile d’affirmer quoi que ce soit de définitif.

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