Pour peu que nous prenions un peu de distance, que nous essayions d’examiner les faits avec des yeux débarrassés des schémas routiniers, et de quelques points de vue que nous envisagions les choses, une évidence se dessine peu à peu : ce à quoi nous assistons aujourd’hui pourrait n’être rien moins que la disparition d’une organisation, d’une civilisation. Notre système économique capitaliste tel qu’il régie le monde depuis le début de l’ère industrielle, c’est-à-dire finalement depuis peu, n’est pas seulement « en crise ». Il a atteint, je pense, un point de non-retour historique.
Le système capitaliste est né avec notre ère industrielle. Il n’est que la variante économique moderne de la course à la dominance qui est hélas le propre de la plupart des comportements humains. Avant lui, émergèrent et prospérèrent bien d’autres organisations, bien d’autres « civilisations », dont les motivations n’étaient pas l’appropriation du capital, mais l’expression d’une volonté de dominance par la force militaire, par la maîtrise de la culture, ou encore au nom des religions. Toutes disparurent dans la nuit des temps. L’organisation économique capitaliste pouvait à la rigueur se justifier (pour peu que n’entrent pas ici en considération les préoccupations de justice sociale) lorsque la machine industrielle avait à produire les biens et services vitaux pour les populations. Elle avait encore une raison d’être quand il ss’agissait d’offrir un minimum de confort à ceux qui devenaient des consommateurs. Mais les choses devinrent beaucoup plus critiques quand nous passâmes à la production du superflu, dans le seul but d’alimenter une machine qui ne souffrait pas de pause dans son mouvement vers l’avant. Un superflu si négatif qu’il assécha les ressources énergétiques de la planète et mit en péril nos conditions de vie. Enfin, ces dernières années, cette course insensée franchit un pas décisif dans la folie. Le capitalisme, devenu désormais « financier », ne se préoccupait même plus de produire des biens et des services (pour la plupart devenus superflus comme on l’a vu), il fabriquait juste de l’argent. Lors des précédentes alertes, le capitalisme dut son salut à quelques guerres « opportunes » (1914, 1939). Toutes les infrastructures matérielles et même humaines (la Shoah) étant en ruines, il y avait tout à reconstruire. Et puis nous n’avions pas atteint le stade ultime de notre développement. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. La formidable accélération des innovations technologiques nous a largement permis de franchir, et même de dangereusement excéder, les limites supportables de ce développement. Sauf à disparaître, nous allons nécessairement devoir passer à un stade de gestion, de régulation de ce développement. Dès lors, toute la raison d’être de l’organisation capitaliste, la croissance exponentielle, disparaît. Et une nouvelle guerre à l’échelle planétaire aboutirait plus surement à mettre en péril la survie de cette planète, qu’à fixer les bases dramatiques d’un nouveau départ. Quid des pays dits émergents et de tous ceux qui ont un si impérieux besoin de développement ? Les exemples de la Chine et de l’Inde montrent comment le modèle capitaliste peut se révéler insupportablement désastreux en termes d’écologie et d’épuisement des ressources énergétiques. Si l’on ajoute que l’émergence économique de ces pays dépend étroitement de leurs exportations vers les pays occidentaux, on mesure l’impasse dans lequel ceux-ci vont rapidement se retrouver et la nécessité d’inventer de nouveaux modèles de fonctionnement. Voilà pourquoi, j’ai la conviction que nous assistons aujourd’hui au début d’un bouleversement comme il n’en existe pas un par siècle, une révolution majeure de civilisation qui restera plus tard dans l’histoire de l’humanité. Dans les mois qui viennent, la machine économique capitaliste va s’enrayer et caler. Elle ne redémarrera pas. De gré ou de force, nous allons devoir faire face à une situation de chaos à laquelle nous devons d’ors et déjà nous préparer à faire face. De gré ou de force, nous allons être contraints de revoir tous nos modes de fonctionnement, toute notre organisation, nos modèles de développement, de remettre en cause toute notre grille de compréhension du monde et ce qui faisait nos valeurs (comme le travail, par exemple). Je ne sais par quelles péripéties douloureuses ou heureuses nous allons devoir désormais passer, ni combien de temps cette période transitoire va durer, ni ce sur quoi nous allons déboucher (la propension naturelle des êtres humains à la dominance trouvera probablement encore à s’exprimer). Mais il me semble tout à fait clair que notre monde capitaliste a vécu. L’effondrement financier en cours en est le symptôme précurseur. Pour finir, je te préciserai, lecteur, que le but n’est pas d’anticiper ici ce qui va advenir de nous par quelques prédictions exagérément optimistes issues d’une imagination enflammée, ou par l’expression hâtive de quelques terreurs récurrentes transformées en prophéties alarmantes. Il est d’essayer de prendre conscience le plus lucidement possible de la réalité d’une révolution fondamentale en plein déroulement. Et dont toi et moi, si nous dessillons un peu nos yeux, seront témoins. Avant, peut-être, d’en être acteurs.