PERSPECTIVES

Tout récemment, lors d’une séance du Comité d’établissement de la grande entreprise qui m’emploie, et alors que la discussion roulait son train-train quotidien sur les sempiternelles mêmes questions récurrentes depuis des années, les résultats, les objectifs, la réorganisation de tel ou tel service…, je me suis hasardé à prévenir qu’il nous faudrait peut-être songer à affronter un jour les graves évènements qui sévissaient à l’extérieur de notre espace ouaté et climatisé. Regards stupéfaits, rires empruntés, puis explosion des quolibets et des sarcasmes. Non seulement dans les rangs des représentants de la direction, mais aussi dans ceux de mes compagnons de route syndicale.

Le pire problème que nous ayons à affronter aujourd’hui, plus que la chute de tout un système, c’est l’irrationalité avec laquelle on accueille celle-ci. Je ne parle pas seulement de l’irrationalité de ceux qui prétendent aux titres de dirigeants, d’autorités ou de spécialistes. Ceux-là n’ont RIEN vu venir, n’ont RIEN anticipé. Eux qui, maintenant que la catastrophe est consommée, sont en plus incapables d’ADMETTRE. Eux qui, il y a peu, nous clamaient que la crise était spécifiquement américaine. Puis qu’elle était derrière nous. Puis que euh… bien sûr, elle est encore là mais pas pour longtemps, dormez en paix braves gens, la situation  »is under » notre contrôle… Cette irrationalité, cette incapacité à voir les choses en face, se retrouvent hélas chez nos proches, nos collègues, les foules. Frappées de stupeur, celles-ci reprennent à leur compte les antiennes des savants fous de notre système. Formules incantatoires désespérées, affirmations totalement dépourvues de sens et de réalité :  »« l’État garantit votre épargne » »,  »« le gouvernement n’acceptera aucune faillite de la moindre banque » »,  »« nous irons chercher la croissance avec les dents » » … Pff ! Notre système économique tel qu’il régie le monde aujourd’hui, vit ses derniers instants. Le cœur de ce système, le fameux organe de régulation financière, a implosé par ses excès et ne régule plus rien du tout. Et si ce n’était que cela ! Mais TOUS les autres piliers qui soutiennent le capitalisme sont aussi en train de s’effondrer. Les ressources énergétiques sont en voies d’épuisement. La croissance a tellement dépassé la mesure en dégueulant ses superflus inutiles qu’elle met carrément en péril nos conditions climatiques de survie. De tous côtés, leurs horizons sont bouchés. Dans les mois, que dis-je, dans les jours qui viennent, leur moteur économique va se gripper et caler. Un enfant est capable de comprendre cela. D’une logique implacable. Mais que croyez-vous que les adultes font. Devant l’épuisement dramatique des réserves pétrolières, plutôt que de développer les encore trop marginales énergies douces ou renouvelables, ils creusent ! Ils creusent les terres, les mers et la bouillie de ce qui reste des banquises. Ils creusent comme des shadoks allumés. Et les shadokiots moyens s’accrochent aux fumées qu’on leur tend pour leur faire croire que leur monde vacillant est inamovible et indestructible. Mes propres compagnons continuent de ronronner leurs petites affaires courantes comme si de rien n’était dans le vase clos de leurs salles de réunions. Essayez donc de raisonner le joueur de casino hypnotisé par sa machine à sous en lui expliquant que selon les lois de la statistique, il faudrait un miracle pour qu’il gagne ! Essayez de retenir l’égaré du désert qui, au lieu de chercher l’oasis salvatrice, se rue comme un dément vers tous les mirages qui embrasent son cerveau enfiévré par la peur ! La machine capitaliste ne peut redémarrer que si, comme en 1918 ou 1945, les destructions massives d’une guerre à échelle mondiale nous contraignent à tout rebâtir.  »— Oui papa, bien sûr, tu as peut-être raison. Mais tu comprends, toutes ces annonces catastrophistes, comme ça, ça nous tue ! J’ai vingt-six ans et une gamine de trois mois. J’ai tout à faire, tout à construire. Toi, tu es en fin de ta carrière, en fin de… »  »— « En fin de vie » ? Merci, cocotte !!! » Non, trêve de plaisanterie, ma belle, je comprends ce que tu ressens. Mais, tu vois, je crains qu’il ne faille hélas en passer par cette étape incontournable. Je veux dire par cette RECONNAISSANCE douloureuse de la réalité, même insupportable. Sinon, il nous sera impossible de rebâtir sur des bases saines un monde plus vivable, d’échafauder des perspectives acceptables, d’éviter les obstacles. La réalité que nous refusons nous rattrapera avec plus de force, et de façon encore plus déplaisante si nous nous laissons embrumer dans leurs fantasmes à deux balles, leurs poudres de perlimpinpin éventées, leurs tours de couillons aux abois. Des perspectives ? Évidemment qu’elles existent. Et même si non, contrairement aux fadaises pour gogos des savants fous dont je te cause, il faudrait impérativement y croire, impérativement les dénicher, les arracher au destin. Quelles que soient les circonstances. Quelle que soit la gravité des évènements. Le naufrage actuel, bien sûr qu’ils pourraient l’enrayer avec un peu de bon sens et de volonté. Mais le bon sens ! L’aveuglement des foules humaines et de leurs dirigeants d’opérette, leurs lamentables manies de prendre leurs vessies pour des lanternes, empêchent pratiquement tout espoir en ce domaine. Voilà pourquoi je t’ai dit si souvent qu’il ne te fallait compter que sur toi-même. Que pour avoir plus de force, et un petit peu plus de chaud douillet, il te fallait rejoindre les quelques oiseaux de ta meute. Mais il y a un élément nouveau aujourd’hui. Si la meute était une protection satisfaisante et même le seul recours quand leur monde nuisible était en pleine essor (c’était encore le cas juste avant cet effondrement financier), il peut devenir un carcan étouffant et assez désagréablement égoïste quand les fondations de leur merdier s’effondrent. LEUR monde agonise, mais LE monde vit toujours. Il y a toujours des saveurs à découvrir, des oiseaux à rencontrer, des pistes à suivre. Tu comprends ? C’est le moment de reprendre notre bâton de pèlerin, ma poulette, de sortir de nos tanières, même si la tentation est forte d’en barricader les accès. On ne peut pas ne pas essayer de profiter de la faiblesse de ces enfants de salauds. On ne peut pas déserter lâchement leur champ de de batailles en ruine. Car ce sont des forces bien plus nuisibles qui s’en empareraient. Voilà pourquoi, dans un [précédent billet| http://www.yetiblog.org/index.php?2008/09/25/337-pain-sec], j’en appelais à un retour au politique et au syndical (excuse-moi si je me répète). Je ne peux malheureusement pas te garantir le résultat de notre aventure. Mais tant pis si le sentier est rude, parsemé d’embûches et cahoteux.  »« Ce que l’on recherche ne compte pas, c’est le chemin qui prime » » (Oxmo Puccino, slameur). Il va bien falloir nous l’ouvrir. Je sais que tout au long de mon aventure personnelle (que tu dis en bout de course, ma petite vache !), dans tout ce que j’ai pu observer des expériences de nos aînés, la seule chose que j’ai retenue est qu’IL N’Y A PAS D’AUTRES SOLUTIONS, PAS D’AUTRES VOIES À EMPRUNTER, PAS D’AUTRES CHANCES DE FAIRE NAÎTRE CE SOUPÇON D’ENTHOUSIASME QUI JUSTIFIE TOUTE UNE EXISTENCE ET FAIT SUPPORTER LES ORNIÈRES DE LA ROUTE ! (Ah oui, une dernière chose : tu devrais illico torcher ou donner le biberon à ta petite monstre avant qu’elle ne nous assassine les tympans !)

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Un voyageur à domicile en quête d'une nouvelle civilisation.