LÀ OÙ LES TIGRES SONT CHEZ EUX

((/images/tigres.jpg|tigres|L))Parmi les « marronniers » qu’on nous inflige rituellement chaque année à chaque période de septembre, il y a cette lourdingue rentrée littéraire et ses quelques cinq/six cents « chefs d’œuvres impérissables » dont la plupart sont aussitôt oubliés à défaut de mériter une découverte. Et qui, à chaque fois, suscite un ennui incommensurable. Or voilà que parfois, heureusement mais trop rarement, une œuvre flamboyante vient transfigurer la torpeur marronnière. C’est le cas cette année avec le roman-fleuve de Jean-Marie Blas de Roblès,  »Là où les tigres sont chez eux », publié par les discrètes mais excellentes éditions Zulma.

Par quel bout le prendre, ce foutu roman ? C’est un déluge qui vous tombe sur le paletot, un cyclone qui pousserait le vice jusqu’à vous happer dans un œil multiple pour mieux vous perdre. Ou vous illuminer. On dit que l’auteur mit des années à l’écrire. (Et à le publier ?) Dans cette foisonnante histoire, il y a cet Eléazard von Wogau, correspondant de presse désabusé et meurtri, égaré au fin fond d’un Brésil moite.  »« La vérité n’est ni un chemin de traverse, ni même cette clairière où la lumière se confond avec l’obscurité. Elle est la jungle même et son foisonnement trouble, son impénétrabilité. Voici longtemps qu’il ne s’agit plus pour moi de chercher une issue quelconque dans la forêt, mais bien de m’y perdre au plus profond. » » Eléazard von Wogau, expurgeant l’univers d’une fausse gloire du XVIIe siècle, le suffisant Athanase Kircher, improbable homme de Dieu et de savoir, illustre en son temps, dont on célébrait alors la perspicacité, mais qui était bien plus préoccupé par le souci d’étonner que par celui de la vérité et de la connaissance.  »« Il me fallait prendre une pique, moi aussi  »(Athanase Kircher parle d’un effroyable massacre de thons, à coups de harpons, par des pêcheurs hallucinés de fureur) », me fondre dans la masse des corps, m’oublier dans le jaillissement du sang jusqu’à la consommation totale du sacrifice. » » Et puis Elaine, l’ex-femme d’Eléazard, embarquée dans la recherche désespérée et trépidante au fin fond de la jungle amazonienne d’un mystérieux fossile précambrien. Et puis Moéma, la fille d’Eléazard et d’Elaine, petite sardine égarée en quête obstinée de la sortie d’un port trop étouffant. Et puis Mauro l’étudiant amoureux, Soledad la servante insoumise, Nelson le court-sur-pattes qui saura se venger de l’humiliation, un perroquet dyslexique ( »« L’homme à la bite en pointe ! Haarrk ! » ») … Et puis l’inoubliable vieux docteur Euclides …  »« Plus j’avance en âge, plus je suis convaincu que la révolte est le seul acte véritable de liberté, et par conséquent de poésie. C’est la transgression qui fait avancer le monde, parce que c’est elle et elle seule qui génère les poètes, les créateurs, ces mauvais garçons qui refusent d’obéir à un code, à un État, à une idéologie, à une technique, que sais-je… à tout ce qui se présente un jour comme la fin du fin, l’aboutissement incontestable et infaillible d’une époque. » » Oui, comment résumer un tel ouragan ? La tentation est grande d’essayer de le comparer aux œuvres de quelques illustres prédécesseurs, Gabriel Garcia Marquez, Umberto Eco… Trop restrictif, assurément. Car ce livre est la vie, complexe et fascinante, indissociable comme la vie. Laissons-nous emporter par son cours tumultueux, comme ces personnages si attachants, et qui ne nous ressemblent que trop. Ou à qui nous voudrions ressembler. ///html

*****

/// — Il est drôlement gros, vot’ livre, Monsieur ? Sûr que vous serez pas arrivé au bout à la fin de vot’ repas ! J’avalais une entrecôte distraitement dans une brasserie de Vincennes, ce dimanche, entre deux débats de l’excellent festival America$$[Festival America|http://www.festival-america.com/Edito.htm], 26-27-28 septembre 2008.$$, obnubilé par la lecture des quelques sept cent soixante-six pages du livre de Blas de Roblès, quand une petite dame d’âge assez mûre tenta à sa manière d’engager la conversation en lapant les dernières traces de crème chantilly de son dessert. — Et pis, dites donc, c’est pas écrit gros ! Avec ma vue, ça, je pourrais jamais ! Ma voisine de table avait un regard et un sourire d’une modestie à vous faire fondre. Je me résolus à accepter cette causerie impromptue et m’apprêtais à lui parler de mon ébouriffant roman. Mais elle changea brusquement de sujet. — Vous croyez qu’ils vont l’accepter, à la caisse ? Je sais pas quoi faire. Mon fils rigole, me dit d’attendre, que la BNP va les racheter. Elle me montrait une carte bancaire au sigle de la banque Fortis dont les médias faisaient écho de la brutale déconfiture. — Ça va mal, Monsieur. Ça va très mal ! Ça se sent à la figure des gens. Ils ont quelque chose de pas heureux, Monsieur. Comme si il y avait quelque chose de cassé en eux. Je n’ai pas su quoi lui répondre. Mon entrecôte refroidit tristement dans son assiette. Ma main s’accrochait impuissante à mon livre. Eléazard, Elaine, Moéma, Mauro, Soledad, Nelson, Euclides, j’aurais tant voulu que vous sortiez, là, de vos pages, et que vous lui parliez, à ma si chère voisine de table.

A propos de Pierrick Tillet 3377 Articles
Un voyageur à domicile en quête d'une nouvelle civilisation.