LES RITUELS DU NAUFRAGE

((/images/rituels_naufrage.jpg|rituels du naufrage|L)) Il y a quelques (dizaines d’) années, j’ai acheté dans une boutique de solde un gros bouquin illustré intitulé  »Les Rituels du naufrage ». L’éditeur, Hier et demain, a rejoint lui aussi, je crois, le rang des suppliciés. Je me rappelle seulement avoir été ensorcelé par ces récits apocalyptiques, autant me semble-t-il que le propre auteur des textes, un certain Serge Sautreau. Et surtout fasciné par l’orchestration implacable de ces images de perdition. Le livre traîne encore dans ma bibliothèque, ou plutôt perdu corps et biens au fin fond d’un des innombrables cartons non déballés, égarés dans un recoin de la maison que j’occupe aujourd’hui en transit.

Je me suis toujours demandé comment nous pouvons ainsi être attirés par ce spectacle de la lutte impitoyable entre les éléments naturels déchaînés et nous-mêmes. Sans doute parce que nous y trouvons une reconnaissance implicite de notre importance par notre vieille adversaire. À défaut de l’avoir pu dominer, nous nous voyions reconnaître par la Nature le statut d’adversaire privilégié. Manière, pensons-nous, d’admettre enfin une équité entre Elle et nous. Le livre racontait des histoires où nous avions tantôt le dessus (parfois), tantôt le dessous (un peu plus souvent). Peu importe au final. Certains, trop rares, en sont inconsciemment venus à considérer que l’important dans ces cas critiques n’est pas de gagner, mais de participer. Ce corps à corps féroce implique un contact physique charnel avec les éléments, et c’est cela seul qui importe au bout du compte. Certainement pas d’y afficher d’éclatants et illusoires triomphes. À bien y regarder, seuls les modestes et les respectueux parvenaient (pas toujours) à s’en tirer. Le rapprochement avec notre rapport aux autres tombe sous le sens, n’est-ce pas ? Il y a dans les rapports amoureux, physiques s’entend, des considérations troublantes où l’envie d’être soumis, englouti, de s’abandonner à l’être aimé, l’emporte sur le désir de domination et de victoire. Mais pouvons-nous encore, à ce stade, parler de « naufrage » ? Non, bien sûr. La joute qui nous oppose presque quotidiennement à notre environnement ou à nos proches mérite qu’on s’y arrête. Et qu’on ne la refuse pas. Elle nous agace et nous bouleverse. Mais la refuser, c’est ne plus vivre, ou alors seul. Ce qui est une prise de bec chez nous est une étreinte amoureuse chez d’autres (au Québec, un « bec » = un baiser). Je pense que contrairement à ce que nous pouvons penser, l’engueulade « franche et cordiale », aussi exaspérante soit-elle, est souvent une soupape qui permet d’échapper à la rupture définitive. Les ruptures définitives et aigries, ces naufrages, viennent souvent d’une accumulation d’engueulades trop longtemps réprimés. J’ai également souvenir de ces confrontations que nous imposent nos enfants adolescents, et qu’il nous faut absolument accepter, mais à une seule et impérative condition : qu’il n’y ait ni vainqueur, ni vaincu. Rapport à la nature, rapport aux autres, tout se tient. ///html

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/// Tout se gâte quand nous nous rebiffons, quand nous nous auréolons de notre suffisance d’êtres supérieurs, quand nous prétendons à la propriété d’un territoire ou de personnes qui nous sont chères, à la conquête et à la sujétion du monde auquel nous nous frottons, à l’obstination aveugle du conquérant. Nous nous condamnons à coup sûr à l’échec retentissant, à bref ou moyen terme. Je ne connais AUCUN exemple où il n’en soit pas ainsi : destin fatal des individus bornés, des nations autoritaires, des colonisateurs imbus, des empires arrogants. Nous passons alors très vite du statut de vivant à celui de survivant, pour terminer notre pitoyable course dans les oripeaux de l’agonisant. Puis vient le moment de la chute. Il en est ainsi aujourd’hui du système avec lequel l’Empire prétendait gouverner le monde. Nous avions ici-même annoncé la chute de ce système avant la fin de l’année 2008, mi-2009 au plus tard. Les choses sont allées un petit peu plus vite que prévu : le système néo-libéral, basé sur la seule régulation par les marchés, est en état de mort clinique pour la bonne raison que ces marchés ont clairement fait faillite et ne régulent plus rien du tout. Pire, les voilà nationalisés, la honte suprême ! Il est toujours intéressant d’observer le comportement d’un agonisant dans ses derniers instants. Cette façon affolée de passer de la terreur la plus angoissée à de brusques accès d’euphorie incontrôlée et irraisonnée, avant de retomber de nouveau dans une torpeur plombée. C’est pourtant ce que nous avons pu observer tout au long de cet hallucinant vendredi du 19 septembre 2008 : la brusque et hystérique — je dirais même pathétique — remontée des places boursières après l’annonce d’un plan de sauvetage d’un système privé en déroute par les pouvoirs publics US. Plan qui consacre la mort clinique dudit système, en même temps qu’il brille par son impuissance désespérée. Poser des pansements sur une gangrène n’a jamais sauvé une jambe malade. Lancez une bouée à un homme tombé dans une mer infectée de requins, et il vous lancera un regard totalement fou de gratitude avant d’être bouffé. Regard dément du méchant des films-catastrophes qui avant de disparaître dans les flammes de l’enfer, jette un ultime rictus halluciné, persuadé encore d’en rééchapper (le CAC 40 à +9,27 % en une seule journée, dérisoire chant du cygne)$$Faut-il rappeler qu’au lendemain du grand gadin du 29 octobre 1929 (notre 17 septembre à nous), Wall Street avait connu deux jours de pareilles « euphories » (30 et 31 octobre 1929 – cf. [graphique|http://fr.wikipedia.org/wiki/Image:Djia_oct_1929.png]), avant de reprendre son infernale dégringolade. Là aussi, les autorités, bancaires cette fois-là, avaient cru bon d’annoncer un plan de sauvetage. Je vous conseille vivement de relire l'[article|http://fr.wikipedia.org/wiki/Krach_de_1929] de Wikipedia sur ce sujet, de bien examiner et graphiques, et de comparer avec la situation actuelle. Confondant.$$. C’est ainsi que nos vaisseaux finissent par s’écraser sur les récifs, emportés par la furie des vagues. Impitoyables naufrages. ///html

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/// J’ai souvenir du temps où nous pataugions comme des furieux dans des flaques d’eau saumâtres, pliés de rire à la vue de nos vêtements maculés de boue. J’ai souvenir de ces courses dans les sous-bois, les mollets délicieusement griffés par les ronces, le visage crotté par les toiles d’araignées arrachées aux troncs d’arbres. Je me rappelle les danses sous la pluie, la langue offerte au déluge. Je me souviens de ces bagarres de cours de récré où l’affrontement vise plus à se frotter à l’autre qu’à le détruire. J’ai souvenir de ces heures interminables, les jours de tempêtes, à regarder, hypnotisé, les vagues se briser en hurlant sur les rochers imperturbables. Je repense à ce livre,  »Les Rituels du naufrage », à l’histoire de tous ces destins fracassés. À tous ceux aussi, les modestes, qui en réchappèrent, à ces  »« transparents » » si chers à René Char qui en sortirent grandis. Qui s’en souvient ? Le vent je crois les emporta. (Bon, j’arrête ici, parce que ce billet-là, dans le genre foutraque ! …) ((/images/naufrages.jpg|naufrage|C))

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Un voyageur à domicile en quête d'une nouvelle civilisation.